Le Maroc est en mouvement. Porté par le peuple et encadré avec consentement par le Souverain, le mouvement de réformes avance inexorablement vers un modèle de société démocratique, en dépit d'un parcours jonché d'une multitude d'écueils. Si certains hauts responsables freinent des quatre fers de peur de voir leurs intérêts remis en cause, d'autres, plus nombreux, semblent accompagner le saut qualitatif que le royaume est sur le point d'accomplir. Ils multiplient les initiatives pour afficher leur foi dans la nécessaire modernisation des institutions politiques du pays. Ainsi en est-il de quelques leaders politiques qui manifestent aux côtés des citoyens en faveur d'une réforme constitutionnelle et se joignent à eux pour réclamer le départ de hauts responsables proches du pouvoir, pour demander une plus grande justice sociale... Ainsi en est-il des bases militantes qui demandent avec force la sortie de leur parti politique respectif de la majorité parlementaire pour faire tomber le gouvernement, et qui appellent à la tenue de congrès extraordinaires pour précipiter la chute de leurs dirigeants et faire émerger une nouvelle génération de politiciens. Ainsi en est-il du ministère de la Justice qui vient de se rendre compte, sous la pression des banderoles des manifestants, que les dossiers relatifs aux détournements des fonds publics étaient enlisés dans les dédales de la machine judiciaire. Ainsi en est-il, aussi, du ministère de l'Intérieur qui s'est finalement décidé à renégocier le contrat de gestion déléguée avec Amendis à Tanger et Tétouan et à diligenter une enquête en vue de contrôler le respect des engagements contractuels de Lydec vis-à-vis de la Commune de Casablanca. Ainsi en est-il, enfin, du Premier ministre qui propose comme par enchantement en fin de mandature de renforcer les prérogatives de l'Instance centrale de prévention de la corruption ou d'instituer un impôt sur la fortune. Toutes ces initiatives sont intéressantes mais elles souffrent d'un grave déficit de crédibilité, parce qu'elles sont tardives et manquent de cohérence générale, de ligne directrice. Ce dont il s'agit à travers ces annonces, c'est d'un saupoudrage politique, alors que le royaume est désormais engagé dans une refondation globale de ses institutions politiques et dans une transformation radicale de sa société. Pour louables qu'elles soient, ces initiatives paraissent aujourd'hui modestes et totalement décalées par rapport à l'immensité de la transformation nationale. Elles n'infléchiront pas la détermination populaire, ni ne changeront l'ordre des choses devenu immuable. Elles ne sauveront pas des têtes proches du pouvoir, dont le départ n'est désormais plus qu'une simple question de temps ; à moins que l'on prenne le risque irréfléchi d'amplifier le mécontentement des citoyens, d'aggraver leur frustration et d'exacerber leur sentiment d'injustice. Les Marocains ont relevé leur niveau d'exigence. Tout en étant viscéralement attachés à l'institution monarchique et à la personne du Roi, ils aspirent à une «Grande Démocratie». Deux conditions pour cela : disposer de «Grandes Idées» et être gouvernés par de «Grands Hommes». Pour ce qui concerne les «Grandes Idées», il est trop tôt de se prononcer. Toute prise de position sur ce sujet serait aujourd'hui indécente et relèverait du procès d'intention. Nous devons, en effet, attendre les recommandations de la Commission consultative de révision de la Constitution pour pouvoir apprécier leur justesse et leur audace. Néanmoins, cet impératif de respect d'agenda ne nous dispense pas de la vigilance et de la prise d'initiative dont nous devons faire preuve pour nous assurer que l'on n'aboutira pas à une réforme constitutionnelle au rabais. La société civile et le monde des intellectuels doivent s'emparer de ce sujet pour que la sixième Constitution du royaume du Maroc puisse regorger de «Grandes Idées». Si les Marocains comptent sur leur classe politique actuelle pour y parvenir, ils risquent de déchanter rapidement. Pour ce qui concerne les «Grands Hommes», les premiers signes ne sont franchement pas encourageants. Tous les caciques des partis politiques, serviteurs, hommes d'affaires, autocrates et anciens tortionnaires compris, sont sortis de leur torpeur et se sont engagés dans une surenchère de gesticulations médiatiques pour annoncer leur intention de participer au débat sur la réforme constitutionnelle. Une manière pour eux de dire au pouvoir et aux bases militantes qu'ils entendent être de la partie et qu'il faudra compter avec eux. Ils veulent recueillir les dividendes d'un investissement démocratique auquel ils sont totalement étrangers, auquel ils ont été parfois de farouches opposants. Ici est le danger principal du chantier de la réforme de la Constitution. Comment éviter ce risque ? Comment protéger les citoyens, la monarchie et les nouvelles institutions démocratiques de cette prédation ? Comment y parvenir en respectant les règles de l'élection démocratique dans un paysage électoral dominé par l'analphabétisme et la précarité sociale ? Là est l'équation politique la plus complexe à résoudre. La solution est entre les mains du Roi et du peuple. Elle repose sur une méthode et une finalité. D'un côté, la bonne méthode serait d'instituer un pacte moral explicite entre le chef de l'Etat, garant du texte mais aussi de l'esprit de la Constitution, et les bases militantes des partis politiques, seules responsables de l'élection des dirigeants politiques tant au niveau des organes de direction des partis qu'en matière d'investitures pour les élections législatives, régionales et locales. L'exigence d'intégrité, d'indépendance et de compétence doit traverser ce pacte. De l'autre, la finalité première serait de faire émerger à travers ce pacte de «Grands Hommes», des hommes d'Etat capables de transformer la vie des Marocains et de changer le cours de leur histoire. Des hommes audacieux disposant d'une triple autorité : l'autorité morale par leur indépendance et leur rectitude, l'autorité du savoir par leur expertise et leur compétence, l'autorité charismatique par leur personnalité et leur leadership. Mohammed Benmoussa Chef d'entreprise, Ex-directeur de banque