Les ECO : Dans votre film «Les chevaux de Dieu», vous revenez sur les attentats du 16 mai 2003 à Casablanca. Pourquoi en parler 10 ans plus tard ? Nabil Ayouch : À l'époque, je n'avais pas l'idée d'en faire un film, j'étais tout simplement choqué comme tout le monde par ce qui s'était passé, par les attentats eux-mêmes et dans un deuxième temps par le fait que ceux qui avaient commis les attentats venaient de Sidi Moumen. Je me suis tout simplement intéressé aux victimes et j'en ai fait un documentaire qui est passé à la télévision en boucle et dans les festivals. Ce n'est que bien plus tard, en 2008, cinq ans après que j'ai décidé de retourner à Sidi Moumen, que je connaissais bien puisque j'y avais tourné des scènes de Ali Zaoua et des documentaires sur le micro-crédit. J'ai rencontré des jeunes, j'ai découvert le milieu associatif et ils m'ont dit beaucoup de choses. Et c'est comme cela que mon point de vue s'est affiné, petit à petit et que j'ai commencé à comprendre que les victimes ne se trouvaient pas que d'un seul côté comme je le croyais au départ, mais des deux. Des gamins de 20 ans qu'on envoie se faire sursauter sur d'autres innocents, pour moi sont aussi des victimes. Justement, on le ressent dans votre film avec l'angle adopté. Vous nous plongez dans le quotidien de ces jeunes comme pour expliquer ce qui leur arrive. C'est votre point de vue ? Oui exactement. J'ai réalisé le film comme une chronique, une chronique de la vie de tous les jours de ces gamins. On est dans le bidonville avec eux, on est dans un point de vue très intérieur. Et puis, on les accompagne dans leurs histoires d'amour, d'amitié, leurs histoires de famille et leur relation à l'environnement. Ainsi, tous ces micro-traumatismes vont construire les adultes qu'ils deviendront par la suite. Et c'est ce que j'ai envie d'installer dans un premier temps dans le film pour ensuite aller vers la fresque qui nous emmène à d'autres époques, à des âges différents et surtout essayer d'accompagner une histoire, une géopolitique nationale, internationale, l'histoire avec un grand «H» qui rejoint leurs histoires personnelles. Comment travaillez-vous avec ce genre d'acteurs ? Est-ce plus difficile de diriger des amateurs ? Je ne sais pas si c'est plus difficile, c'est un travail très différent. Chacun a ses méthodes mais personnellement je n'aime pas, avec des acteurs non professionnels qui passent pour la première fois à l'écran, les épuiser avant le tournage en répétant les scènes des dizaines de fois. On fait des lectures à l'italienne, pour avoir la compréhension du texte et du personnage et une fois que je suis sûr qu'ils ont intégré tout cela, on travaille beaucoup en improvisation. Je leur fais faire des «impros» variées sur des sujets pas forcément liés au film pour libérer des énergies en eux et pour qu'avant le tournage, ils soient à l'image de ce qui m'a séduit au premier abord chez eux. Parce que la difficulté est là, quand on va vers des acteurs non professionnels, parfois il arrive que lorsqu'ils passent devant la caméra, ils perdent tout le naturel qu'ils ont. Comment avez-vous préparé ce film : le travail en plein bidonville, la recherche des acteurs ? Ce film représente un peu plus de deux ans de préparation. C'est beaucoup de rencontres avec ces jeunes sur place et puis c'est une équipe de casting assez large, parce qu'il y avait une vingtaine de personnes qui ont travaillé comme «têtes chercheuses» et qui sont allées dans d'autres quartiers populaires de Casablanca, dans d'autres bidonvilles à la recherche de la perle rare. Une chose était sûre, c'est que je ne voulais pas commencer avant d'avoir trouvé les bons comédiens parce que je savais que finalement tout le film tenait sur leurs épaules à eux. On sent que vous portez un grand intérêt pour les films documentaires et le réalisme en général. Est-ce un parti pris de votre part ? «Ali Zaoua» et «Les chevaux de Dieux» ne sont pas des films documentaires, il s'agit de véritables films de fiction où le réalisme et le naturel sont complètement assumés. Il est vrai que sur des sujets comme cela, il y a plusieurs manières de les aborder mais moi je ne me voyais pas faire autrement. Evidemment, chacun est libre de voir la réalité d'un sujet comme il le souhaite. Avec mon point de vue qui est celui de pénétrer à chaque fois en profondeur, en apnée, dans un autre monde, je ne considérais pas qu'il y avait d'autres options que de le faire dans un réel bidonville, avec des acteurs qui ont un vécu, une histoire personnelle avec ce lieu et parfois même, avec les attentats puisque certains d'entre eux ont connu les kamikazes. On se sent forcément grandi après une telle expérience. Que vous a appris ce film ? J'ai appris à beaucoup moins juger, j'ai appris beaucoup de choses sur la condition humaine parce que je crois que j'ai avant tout fait un film sur la condition humaine, avant de faire un film sur le terrorisme. Et dans la condition humaine, il y a beaucoup de choses, il y a la violence physique, la violence verbale, la déconnexion. Et puis j'ai appris une chose, me semble-t-il fondamentale, c'est que ces gens sont pour certains malheureux. Pour d'autres, une partie de ces gens sont heureux. Mais en tout cas, ils ont tous un point commun : ils se sentent abandonnés, en marge de la société. En passant du temps dans ces bidonvilles, j'ai senti à quel point ils avaient envie de se sentir citoyens, de se sentir Marocains, de se sentir raccordés au reste de la société. Et cela ne veut pas forcément dire raser leurs bidonvilles et construire des tours d'immeuble à la place. Cela veut seulement dire leur ramener un lien identitaire, social et culturel. Il ne faut pas qu'on oublie cela parce que nous avons tendance à être «éthno-centré» en pensant que le simple fait de leur donner un logement aura réglé le problème. Et bien non. J'y ai vécu pendant 6 mois, le matin, l'après-midi, le soir et j'y ai vu du bonheur et de la solidarité. Une façon de vivre qu'ils ont reproduite, qui est une façon de vivre de leur village natal, ils viennent pratiquement tous du milieu rural. Ces gens des bidonvilles ont d'autres attentes, ils ont envie qu'on leur porte de l'intérêt, qu'on les regarde, qu'on leur donne du temps. En vivant 6 mois là-bas, quelles sont les principales difficultés que vous avez rencontrées ? Enormes ! (rires). À partir du moment où on fait ce choix de réalisme, on prend un risque de production parce que c'est beaucoup plus simple de fabriquer un bidonville avec quelques briques, reconstituer les faits et c'est terminé. Mais ce risque fait partie de la beauté du projet. À ce moment-là, on s'expose à une violence quotidienne, parfois dirigée contre vous, qui est parfois juste devant vous. On s'expose à une partie du bidonville qui par idéologie refuse de nous voir tourner car il y avait quelques salafistes. On s'expose à un incendie du décor principal à la veille du tournage, un comédien s'est cassé une jambe, on a dû arrêter le tournage. On a eu les décors inondés également. Ce sont les aléas de tout tournage, mais il y a des fois où je me suis senti très très seul (rires). Vous avez été sélectionné pour plusieurs festivals, vous cette semaine l'entrée du film au Mégarama de Casablanca. Comment vous sentez-vous ? Je me sens plutôt serein et je suis dans l'attente de ce que ce film va révéler au public marocain, qui a vécu les attentats, mais de son point de vue à lui. Forcément, différent de celui que développe le film parce que les gens n'ont pas vécu la réalité de ces gamins. Je suis déjà heureux de la réaction à Marrakech, de la compréhension du film puisqu'il a généré un sentiment d'empathie envers ces jeunes. On aurait pu les rejeter et leur coller l'étiquette de «terroristes». Mais ce n'est pas que des terroristes. J'espère qu'il va y avoir place à un débat serein et public, 10 ans après, sur un sujet qui n'a pas été pour moi concrètement débattu. En tout cas, pas à l'époque. Quels sont vos projets ? J'ai deux films en écriture, deux fictions. Un qui est assez intime, qui touche à une sphère assez personnelle et un autre beaucoup plus large et poétique, qui va nous projeter dans un univers arabe du futur... Pour terminer, quel genre de film rêvez-vous de réaliser ? Une comédie musicale... J'aime ce que la musique transmet comme message.