Depuis une semaine, l'espoir de voir les festivals revenir en automne s'est s'envolé. Jazzablanca, Tanjazz, l'Boulevard, Sbagha Bagha, Jidar, le Festival international du film de Marrakech… les festivaliers assistent à l'annulation en cascade des évènements phares. Les militants culturels en parlent. Dans un contexte sanitaire éprouvant, le Maroc a décidé de renforcer la protection des citoyens en annulant les rassemblements. L'espoir subsistait de voir les festivals d'automne, comme ceux de l'été qui avaient été reportés à la rentrée, se dérouler dans un format différent. Or, depuis la semaine dernière, même les festivals qui avaient proposé une édition réduite sont contraints d'abandonner leurs projets. C'est le cas de Jazzablanca qui aurait dû avoir lieu du 11 au 14 juillet et qui comptait sur un report à l'automne. L'Boulevard, véritable carrefour des musiques actuelles et espace de rencontre pour une jeunesse en quête de liberté, a annoncé son annulation la semaine dernière également. Se dirige-t-on vers une année blanche pour la culture au Maroc ? Secteur à l'agonie «Les temps sont bien évidemment troubles et durs pour notre secteur. C'est très inquiétant, d'autant plus que cela dure depuis six mois. La moitié d'une année ! Annuler un festival n'est jamais une partie de plaisir ni pour les organisateurs, ni pour les partenaires, encore moins pour le public», explique Brahim El Mazned, militant culturel, fondateur de Visa for Music et directeur artistique du Festival Timitar. Comme nombre de ses collègues, il a vu son activité s'arrêter net. «Les festivals, notamment au Maroc, jouent un rôle très important. Sur le plan culturel, sur le plan touristique, sur le plan du développement des territoires, mais surtout un rôle sociétal énorme. Après plus de vingt-cinq ans d'investissement dans de grands rendez-vous culturels, des festivals devenus des références internationales risquent de prendre un sacré coup. Je crains que certains ne disparaissent à l'avenir», s'inquiète celui qui rassemble des centaines de professionnels de la musique du monde entier pour soutenir la scène alternative marocaine, africaine et de la région MENA. «Le contexte nous empêche d'avoir de la visibilité et pour investir, il faut de la confiance et de la visibilité. Aujourd'hui, nous sommes incapables de nous projeter. On ne sait pas quand cela va s'arrêter, on ne sait pas si le gouvernement compte vivre avec le virus ou juste nous en protéger, ce qui risque d'être terrible pour l'économie marocaine. Comme d'habitude, la culture est la grande oubliée. C'est une phase où le gouvernement ne nous aide pas à nous projeter. Il y a beaucoup de changements, il n'y a pas de continuité dans les décisions», commente de son côté Moulay Ahmed Alami, promoteur de Jazzablanca, et qui a repris les rênes de Tanjazz cette année. «Tout une chaîne de valeurs ne travaille pas: les artistes, nos prestataires, de l'hôtel au transport aux techniciens. C'est difficile de maintenir l'emploi de ces gens-là. Beaucoup de gens sont en freelance, ils ne sont pas protégés. Cela fait six mois que l'on paye pas nos salariés. Il y a des savoir-faire, des métiers qui n'auront pas de travail si cela continue. Notre secteur n'est pas assez solide pour supporter tout cela.» S'adapter ou mourir Pour les professionnels du secteur, la solution est simple. Il s'agit de vivre avec le virus et non d'en avoir peur. «Nous essayons d'observer ce qui se fait à travers le monde et nous allons essayer de préparer une petite édition. C'est quand même un rendez-vous professionnel pour le secteur. Nous espérons résister à la crise sanitaire. Nous sommes en dialogue avec les partenaires», rappelle Brahim El Mazned, en parlant de Visa for Music. Ce dernier estime qu'il est désormais indispensable de relancer les lieux de spectacles. «On a bien ouvert les restaurants, les cafés, les moyens de transport. Je pense qu'il faudrait, dans l'intérêt de tous, rouvrir des espaces restreints pour donner l'opportunité aux artistes et aux acteurs culturels de s'exprimer. Il faudrait réfléchir ensemble à la manière de relancer le secteur. Cette crise a l'air de s'installer, il ne faut pas que la culture soit la victime principale.» Ce dernier pense encore organiser son évènement du 18 au 21 novembre, qu'il juge nécessaire pour la scène et pour les professionnels. Comment garder espoir quand un festival comme le Festival international du film de Marrakech, qui devait avoir lieu du 13 au 21 novembre cette année, vient de confirmer son annulation, alors que les festivals de films dans le monde ont repris. «Quelle tristesse, Marrakech se meurt encore plus. On comptait sur le festival, même en comité réduit, pour relancer la dynamique de la ville. Les Marrakchis sont en deuil», confie Mohamed, collaborateur d'un hôtel de la ville ocre qui revit grâce au festival, chaque année. «Angoulême se tient, la Mostra qui se déroule dans un pays à risque s'est adaptée, San Sebastian a lieu. Pourquoi pas Marrakech ? Je suis tellement déçue», avoue Rita, journaliste italienne habituée à couvrir la fête du cinéma à Marrakech. Une décision qui repose encore une fois sur le manque de visibilité et les changements à tout-va. Des décisions prises à la dernière minute dans ce contexte difficile, alors qu'un festival comme celui de Marrakech s'organise longtemps à l'avance, fait déplacer des intervenants de l'étranger, doit compter sur ses partenaires. Une décision difficile à prendre selon les organisateurs, mais nécessaire au vu de la crise actuelle. La fondation en charge de ce festival compte revenir plus forte en 2021. Même combat pour l'association EAC-L'Boulvart, qui gère l'Boulevard, les festivals qui mettent en lumière la scène graffiti locale et internationale à Rabat et à Casablanca (Jidar et Sbagha Bagha), ainsi que le centre des musiques actuelles, le Boultek. Un coup dur pour Hicham Bahou, responsable de l'association, qui voit tous ses évènements s'annuler un à un. «C'est catastrophique pour le secteur. On parle de milliers de personnes, les techniciens, les équipes à la production à l'arrêt… on implique énormément de gens autour de nous qui vivent de cela. Notre défi, c'est de tenir jusqu'en 2021», espère Hicham Bahou, qui est d'avis de s'adapter à la crise. Le militant culturel comprend la décision d'annuler un festival comme L'Boulevard, mais pourquoi ne pas conserver des évènements comme Jidar et Sbagha Bagha qui ne nécessitent aucun rassemblement, juste des équipes autour de la production, un artiste seul face à son mur ? «Jidar ou Sbagha Bagha impliquent peu de monde, assistants et techniciens, cela se passe dans la ville. Techniquement cela peut se faire, en respectant les consignes nécessaires», précise Bahou avant d'ajouter : «Le festival Jidar était prévu pour avril 2020. En mars, on a décidé de le reporter au mois de juin pour en savoir un peu plus. Au mois de juin, on s'est donné une dernière chance pour septembre. C'est difficile de prendre des décisions puisqu'il y a trop d'incertitudes et les réponses des responsables ne sont pas toujours claires.» Vers la digitalisation ? «On ne peut pas remplacer la magie du live, mais il faut penser à digitaliser, c'est ce que la crise nous apprend», rappelle Hicham Bahou, dont le festival L'Boulevard rassemble chaque année un public fiévreux qui impressionne les têtes d'affiche et les artistes sur scène. Pour l'année prochaine, l'équipe pense déjà à une présence plus prononcée sur le digital, même si l'évènement a lieu. Tous les grands festivals de musique dans le monde évoquent une reprise en avril 2021. Toutefois, quelques festivals ont pu proposer une édition réduite, couplée à une version digitale pour suivre l'évènement sans se déplacer. D'autres, comme le prestigieux Festival international du film de Toronto, ont opté pour une édition 100% digitale qui s'organise au jour le jour. Le plus grand marché du cinéma mondial ne pouvait pas manquer à l'appel. Une édition test se profile du 10 au 19 septembre. «Nous sommes passés d'un service de communication et relations presse de 30 personnes à 6 seulement», confie une responsable du service communication, qui précise que les équipes des films sont plutôt réticentes quand il s'agit d'envoyer les liens de leurs œuvres. Une organisation assez unique et improvisée en ces temps de pandémie. «Au moins eux, ils essayent, nous, on se meurt !», rappelle un producteur marocain en colère. «Beaucoup de gens du secteur culturel et évènementiel pensent déjà à se reconvertir, ayant perdu tout espoir de reprendre ou de continuer à vivre de leur travail», conclut Hicham Bahou. Pour l'heure, personne n'a de réponses précises quant au lendemain de la crise. Parmi les rares manifestations qui n'ont pas encore été annulées, le tant attendu Festival Gnaoua et musiques du monde s'apprêtait à fêter en grande pompe l'entrée de la musique gnaouie au patrimoine immatériel de l'UNESCO. L'annonce ne va pas tarder à tomber. Se dirige-t-on vers une année blanche de la culture ? Le secteur de l'évènementiel pourra-t-il s'en remettre ? Certains festivals qui avaient déjà du mal à se maintenir vont-ils pouvoir résister? Le gouvernement compte-t-il vraiment protéger le secteur ? Réponses en suspens. Brahim El Mazned Fondateur de Visa For Music et directeur artistique de Timitar Les festivals, notamment au Maroc, jouent un rôle très important sur les plans culturel, touristique, du développement des territoires, mais surtout un rôle sociétal énorme. Après plus de vingt-cinq ans d'investissement, des festivals devenus des références internationales risquent de prendre un sacré coup. Je crains que certains disparaissent à l'avenir. Moulay Ahmed Alami Directeur de Jazzablanca Le contexte nous empêche d'avoir de la visibilité et, pour investir, il faut de la confiance et de la visibilité. Aujourd'hui, nous sommes incapables de nous projeter. Hicham Bahou Responsable de l'Association EAC-L'Boulvart Jidar ou Sbagha Bagha impliquent peu de monde, assistants et techniciens, cela se passe dans la ville. Techniquement cela peut se faire, en respectant les consignes nécessaires. Jihane Bougrine / Les Inspirations Eco