Ce qui retient l'attention des observateurs, c'est la rapidité avec laquelle les organisations multilatérales internationales, comme l'ONU ou l'UE, et les grandes banques, ont diffusé les montants des avoirs bancaires et des patrimoines des dictateurs déchus, tout en annonçant leur intention de geler ces actifs en raison de leur origine douteuse. À peine une demi-heure après l'annonce de la démission de l'ancien président égyptien, le gouvernement helvétique a affiché sa décision de bloquer tous les fonds pouvant appartenir à Moubarak et à sa famille en Suisse, et de leur interdire toute vente ou aliénation de biens, notamment immobiliers. Une admirable leçon de déontologie donnée par un système bancaire qui a généreusement accordé l'asile judiciaire et fiscal à la fortune de Sani Abacha, l'ancien dictateur du Nigeria, ou à celle de Charles Taylor, le président déchu du Liberia, qui a réussi à abriter 2,12 milliards de francs suisses dans des établissements financiers zurichois et genevois. Ce qui surprend davantage c'est que cette diligence soudaine se manifeste après de longues décennies de mutisme et de passivité consentante. L'opinion publique ne doit pas être dupes de cette opportune métamorphose. Le journal britannique The Guardian estime la fortune de la famille Moubarak dans une fourchette de 40 à 70 milliards de dollars, soit, dans l'hypothèse haute, bien plus que les deux plus grosses fortunes de la planète : le Mexicain Carlos Slim et l'Américain Bill Gates, avec chacun environ 53 milliards de dollars. Elle serait détenue par Hosni Moubarak à hauteur de 15 milliards de dollars, 1 milliard par son épouse Suzanne, 8 milliards par son fils aîné Âlaa et 17 milliards par son second fils Gamal. Elle serait constituée sous forme de dépôts bancaires, placée dans l'immobilier et matérialisée par de nombreuses prises de participations dans des sociétés européennes et américaines. La famille Moubarak possèderait des propriétés en Egypte, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en France, en Suisse, en Allemagne, en Espagne et à Dubaï. Quant à la fortune Ben Ali & Trabelsi, elle varierait entre 5 et 10 milliards de dollars et serait localisée en Tunisie, en Amérique latine, au Canada, dans les pays du Golfe et en Asie du Sud-est. Un certain nombre de biens immobiliers ont été identifiés à Paris, Courchevel, Cannes et Monaco. Une écurie dotée d'une vingtaine de chevaux de course de grande valeur a également été répertoriée. En Tunisie, aucun groupe étranger, aucun secteur économique, n'échappait à la voracité du clan au pouvoir : banques, transport, immobilier, agroalimentaire, hôtellerie, agriculture, grande distribution, télécommunications, maritime... Voici donc pour l'inventaire patrimonial des chefs d'Etat récemment révoqués par leur peuple. En ce qui concerne les dirigeants toujours en exercice, les chiffres publiés par le magazine américain Forbes sont tout aussi éloquent: 23 milliards d'euros pour le roi de Thaïlande, 15,8 milliards pour le sultan de Brunei, 14 milliards pour le président des EAU ou 13,4 milliards pour le roi d'Arabie saoudite. Et la liste est encore longue... Les nations démocratiques sont-elles désarmées face à ces situations d'enrichissements frauduleux ou pour le moins douteux ? Est-ce une fatalité pour les peuples que d'observer le silence devant les rackets d'Etat et les pratiques de corruption généralisée des pouvoirs publics ? Est-ce inéluctable pour les citoyens que de devoir attendre patiemment la chute des régimes politiques qui les oppressent pour pouvoir enfin les poursuivre devant la justice internationale ? La réponse est non ! Des outils juridiques existent et il appartient aux nations émancipées d'en faire bon usage. Celles-ci, représentées par leurs intellectuels et leurs acteurs associatifs, leurs plumes médiatiques et universitaires, ont la responsabilité morale d'actionner la justice de leur pays et la justice internationale, pour demander des comptes à leurs gouvernants et apporter toute la lumière sur la genèse des fortunes politiques. Elles ont le devoir de démasquer les compromissions qui existent entre le personnel politique et le monde des affaires. Elles ont la capacité de mobiliser les contre-pouvoirs médiatiques et associatifs pour s'opposer au pouvoir hégémonique de l'argent et de l'autorité. Elles ont la possibilité de solliciter le concours d'institutions internationales mobilisées contre la corruption comme Transparency International, Sherpa ou la Commission arabe des droits humains. Elles ont toute latitude pour demander à des organismes chargés de lutter contre le blanchiment de capitaux et de recueillir le renseignement financier, de type Gafi (Groupe d'action financière) à l'échelle mondiale ou Tracfin en France, de surveiller les mouvements de fonds bancaires suspects provenant de leur territoire. Elles ont enfin l'opportunité de saisir les Nations unies pour qu'elle se penche sur ce type d'affaires, en vertu de l'article 51 de la Convention de l'ONU contre la corruption de 2003, dite Convention de Merida. Le Maroc peut servir d'éclaireur à toute la région du Maghreb en matière de transparence politico-financière. Mais pour être crédible, l'intelligentsia marocaine devra faire preuve d'audace dans sa quête de la vérité pour que jaillisse un Maroc nouveau transparent et éthique, producteur de valeurs pour ses citoyens et ses voisins.