Encore un grand oral pour Benkirane. Un retour sous la Coupole pour le chef de gouvernement qui sonne comme un air de déjà vu, sauf que, pour cette fois, il ne donnera lieu à aucun vote de confiance, contrairement à la première sortie, celle consacrée à la Déclaration de politique générale (DPG) qui a été présentée en début de mandat. La présente sortie de Benkirane sera donc consacrée à la présentation de la politique générale du gouvernement et aux réponses des questions posées par les députés sur plusieurs sujets d'intérêt national. C'est, en tout cas ce que prévoit la Constitution dans son article 100, qui stipule que «les réponses aux questions de politique générale sont données par le chef de gouvernement. Une séance par mois est réservée à ces questions et les réponses y afférentes sont présentées devant la Chambre concernée, dans les trente jours suivant la date de leur transmission au chef de gouvernement». À la première lecture, la présence de Benkirane au Parlement est sans véritable enjeu pour le gouvernement, mis à part le fait que le contexte, en dispose autrement. Il s'agit d'abord du premier exercice du genre dans l'histoire du Maroc et qui inaugure ce qui deviendra par la suite, une tradition, puisque toujours selon la Constitution, l'exposé oral se fera à un rythme mensuel, en tout cas, à chaque fois que le Parlement où le chef de gouvernement jugeront nécessaire. Selon l'article 101, «le chef de gouvernement présente devant le Parlement un bilan d'étape de l'action gouvernementale, à son initiative ou à la demande du tiers des membres de la Chambre des représentants ou de la majorité des membres de la Chambre des conseillers». Ensuite, ce sera la première sortie du gouvernement après plus de trois mois d'exercice qui mettent fin au rituel du «délai de grâce», bonus tacite, accordé en tradition politique, à toute nouvelle équipe qui prend fonction. Le gouvernement, ayant fini de gérer la période transitoire et ayant initié et lancé ses premières actions, va devoir à présent, assumer pleinement les décisions prises ainsi que les actes qui en découlent, mais aussi les justifier. Ajouté à tout cela, le contexte politique qui est celui d'une avant-veille électorale, on a là tous les ingrédients d'un rendez-vous assez houleux, qui mettra aux prises lors des débats qui suivront, une coalition gouvernementale menée par le PJD, face à une opposition en ordre dispersé certes, mais qui ne manque pas d'arguments et de stratégies pour mettre à mal son adversaire politique du jour. Ce grand oral de Benkirane s'annonce donc comme un véritable derby politique, où les deux acteurs, majorité et opposition, tenteront d'arracher la victoire au sortir de l'épreuve. 90 minutes, c'est d'ailleurs le temps qui sera consacré à la séance et au cours desquelles Benkirane tentera non seulement de convaincre ses orateurs, mais plutôt l'opinion publique à travers les réponses aux questions des parlementaires. Il aurait été plus facile pour le chef de gouvernement, si ce qui avait été dit restait entre les couloirs de l'Hémicycle, de surfer sur sa majorité qui constitue un relais du gouvernement au Parlement. Néanmoins, comme la séance sera télédiffusée en direct et sera assurément le sujet favori de la presse pour les prochains jours, le résultat de la partie se jouera ailleurs. Même si les questions à l'ordre du jour ont été savamment choisies et transmises au chef du gouvernement, ce ne sont pas les réponses préparées d'avance qui constitueront l'enjeu des débats, mais plutôt le signal qui sera envoyé à l'auditoire national. Pour le gouvernement, il s'agira de faire bonne impression auprès des citoyens, à défaut de pouvoir mettre en avant un bilan, bien maigre, sur lequel l'opposition ne peinera pas à trouver des failles. À quelques mois des échéances électorales, l'enjeu pour les deux parties sera de s'assurer de bons points de l'opinion publique. L'opposition en embuscade Entre une coalition gouvernementale qui voudra bien rassurer sur le fait qu'elle maîtrise les commandes du navire Maroc, et une opposition, dont le souci premier est de démontrer le contraire, la confrontation politique sera à tous points de vue «électrique». D'autant plus que l'opposition a déjà sorti ses griffes. Contrairement aux deux derniers évènements majeurs où l'opposition et la majorité se sont retrouvées en face à face, pour l'exposé oral de Benkirane de ce lundi, l'opposition se prépare à une entrée en force. Lors de la discussion de la DPG et de la présentation de la loi de Finances, le gouvernement était en phase de prise de direction des affaires et l'opposition tournée vers d'autres centres d'intérêt. Ce qui n'est plus le cas aujourd'hui. Le RNI, le principal parti d'opposition, a enfin pu tourner la page des élections locales, tout comme le PAM. Le parti de Bakkoury fera d'ailleurs, son baptême du feu, à en croire son SG, qui a annoncé la fin de la période de grâce qu'ils ont accordé au gouvernement. La dernière rencontre de la partie, tenue la semaine dernière à l'occasion du Conseil national de Mohammedia, a annoncé le ton des critiques du PAM. L'USFP a été plus loin en tirant à boulets rouges sur les actions initiées par le gouvernement jusque-là, et a surtout manifesté son inquiétude quant à la réelle capacité de l'équipe gouvernementale à apporter les réponses adaptées aux attentes des Marocains. «La situation sociale est empreinte de tension et de toute une série de protestations sous différentes formes et dans différentes régions et secteurs professionnels», ont alerté les socialistes, qui imputent également la responsabilité de la recrudescence du taux de chômage à «une incapacité et une confusion du gouvernement pour ce qui est du traitement d'une crise qui ne peut être dépassée par les discours, les slogans et la vente de chimères». Ce qui laisse accroire que la sortie de l'opposition sera tout sauf de la figuration. «On sera là pour alerter l'opinion publique sur les dérives de l'équipe au pouvoir», nous confie un député de l'opposition qui refuse néanmoins de dévoiler les aspects sur lesquels vont se concentrer les questions de son parti. Adepte des débats enflammés et des sorties médiatiques musclées, Benkirane, saura-t-il contenir les assauts de l'opposition ? C'est là tout l'enjeu de la séance tant pour la majorité que pour l'opposition. Le président de la Chambre des députés, Karim Ghellab, a bien fait de se préparer à la première sortie du chef de gouvernement sur la politique générale. Le bureau du Parlement a consacré plusieurs jours au rendez-vous qui s'annonce assez tendu. Vendredi dernier, Karim Ghellab a présidé une conférence de presse pour présenter l'agenda de la séance. Un programme ébauché en fonction des dispositions de la Constitution et du règlement intérieur de ladite Chambre. «Cette séance de questions inaugure un chantier important qui a été prévu par la Constitution», clame fièrement le président de la première Chambre, qui ne peut cacher sa fierté d'officier lors de cet évènement inédit au Maroc, même s'il est appelé à se répéter. À l'occasion, certaines dispositions du règlement ont été revues pour garantir la bonne tenue des débats et surtout assurer la représentation de toutes les forces politiques présentes au Parlement. «Le Parlement veut faire preuve d'une nouvelle approche innovante qui consiste surtout à simplifier les règles de cette séance, afin qu'elle puisse répondre aux attentes des citoyens», s'est justifié Ghellab. Aménagement parlementaire Le bureau s'est donc assuré de veiller à l'application de la règle de l'égalité pour prendre en compte une participation équitable de la majorité et de l'opposition, en fonction bien sûr de leur représentativité. Même les «petits partis» sont assurés d'y prendre part, notifie-t-on au Parlement. Pour ce qui est du déroulement de la séance proprement dite, c'est la séance des questions-réponses qui constituera le clou de l'exposé. «Les questions seront réparties en deux pour chaque groupe, avec une minute pour chaque question», a expliqué Ghellab. Une précision de taille puisque le règlement intérieur prévoit trois minutes pour les questions orales. «Le nombre limité des questions a été choisi pour créer un débat interactif et pour que les questions puissent être ciblées», déclare le maître de cérémonie du jour. S'agissant de l'objet sur lequel porteront les questions, qui ont été déjà soumises au cabinet du chef du gouvernement, elles ont été savamment choisies autour de trois thématiques, Il s'agit de l'action législative – notamment de la poursuite de l'adoption des lois organiques prévues par la Constitution – ; de la lutte contre l'économie de rente ; et, enfin, de la politique de l'emploi . Ce qui n'empêchera d'autres sujets de s'inviter au débat d'une manière ou d'une autre, au vu de la longue série de polémiques qui ont émaillé l'actualité nationale sous ce gouvernement, mais aussi des débats enflammés à l'Hémicycle, lors des séances orales consacrées aux autres membres du gouvernement. Najib Mouhtadi, Professeur d'université et consultant en sciences politiques, auteur de l'ouvrage «Pouvoir et communication au Maroc : monarchie, médias et acteurs politiques» «Les sorties de Benkirane s'apparentent à un marquage de territoire» Les Echos quotidien : Le chef du gouvernement a multiplié ces derniers temps les sorties médiatiques parfois musclées sur des sujets d'intérêt national. Dans quel cadre peut-on les situer, vu qu'elles interviennent, à chaque fois, dans des contextes particuliers lors des manifestations publiques ou des réunions de son parti ? Najib Mouhtadi : Il est certain que Benkirane a une méthode et un style différents de ses prédécesseurs. Les «sorties» du chef de gouvernement s'apparentent à un marquage de territoire, une labellisation politique qui vise à asseoir définitivement son parti dans le paysage politique. Le malentendu qu'il suscite au détour de chaque déclaration provient probablement du fait qu'il cible une population autre que celle des médias et de ses analystes. Il s'ingénie à simplifier son discours pour les couches les plus larges, tout en œuvrant à fidéliser ses électeurs, ce qui crée des dissonances inattendues. Ses attaques à l'endroit de la presse par exemple visent à prémunir son parti des critiques pouvant l'atteindre à l'occasion de politiques peu populaires qu'une réelle volonté délibérée de s'aliéner la presse. Cela ne pourra-il pas, à la longue, desservir l'action gouvernementale ? Il me semble néanmoins qu'une stratégie de confrontation telle qu'elle se profile à l'horizon, enlaidirait sérieusement l'image de son parti et finirait par le décrédibiliser. Si cette attitude peut réjouir certains de ses militants qui en tirent même une fierté, cela l'expose dangereusement, car, à force de se prononcer sur les menus détails, il risque de commettre une bourde indigne du chef de la majorité au pouvoir. Cela est d'autant plus prévisible qu'il croit contrôler et distiller savamment des déclarations polysémiques ! Il y a fort à parier, à moins d'y prendre garde, que ce discours teinté de populisme finira par le desservir, voire à produire l'effet inverse. À la veille des élections locales, ces sorties n'ont-elles pas plutôt un intérêt électoraliste ? Rien n'empêche de penser que les effets de manches du chef de gouvernement ne sont pas étrangers en définitive à la période préélectorale. Bien entendu, le parti a grandement besoin de réaliser un bon score dans les élections locales, afin de conforter sa position de leader de la majorité et de s'assurer d'une plus grande confiance populaire, autre source de légitimation dont il a besoin. Cela est prévisible, cela est compréhensible, mais il existe des valeurs en politique qu'il faut aussi considérer, à défaut de les observer de manière stricte. Comment jugez-vous la communication gouvernementale avec les sorties, parfois contradictoires, des ministres de la coalition ? Cela est une nouveauté dans le champ politique marocain où le chef du gouvernement se devait traditionnellement d'observer une certaine réserve par rapport à l'actualité. À ce niveau, deux remarques s'imposent. D'abord, cette communication hardie étonne par sa fraîcheur et son côté un tantinet amateur. Ensuite, elle révèle la soif de marquer la différence, de ratisser large et, ainsi, de remporter l'adhésion de nouvelles «clientèles». Du reste, elle s'apparente à un moyen de recadrage de l'image qu'il veut donner de son gouvernement, tant et si bien qu'il considère cette coalition comme un pendant naturel de son propre parti. Cela risquerait, donc, de nuire à la cohésion de la coalition gouvernementale ? Le problème est qu'il donne l'impression d'ignorer la diversité au sein de son gouvernement, agit et parle comme le chef d'un parti et non pas comme le chef du gouvernement. Pour avoir longtemps regretté le silence des hommes politiques, l'opinion publique marocaine a pris subitement goût aux digressions du chef de gouvernement issu de la nouvelle révision constitutionnelle. Les sorties médiatiques dans des lieux autres que le cadre gouvernemental en disent long sur les visées politiciennes et renforcent l'idée que les tirs croisés de ses ministres relèvent plutôt d'un jeu de rôles, plutôt que d'indices interprétés abusivement comme un manque de maturité politique.