Faut-il éradiquer les syndicats ? Cette question peut paraître outrageuse, mais elleprend de la consistance avec la multiplication des grèves dans les administrations publiques, les collectivités locales, ainsi que dans les entreprises. Le phénomène a pris tellement d'ampleur qu'il exaspère désormais les citoyens. Même au sein des syndicats, on concède volontiers, sous couvert d'anonymat, que «la multiplication des grèves porte atteinte au sérieux de la mobilisation». Toutefois, il n'est pas question pour les principales centrales syndicales de se donner en offrande au patronat et au gouvernement. Mieux, l'heure est à la consolidation des positions pour tenir tête aux autres partenaires. Et pour cause, c'est le début du dialogue social et comme chaque année, les syndicats aiguisent leurs arguments pour faire pencher la balance de leur côté. Hier a en effet eu lieu la première rencontre dans le cadre du dialogue social, dans sa session d'avril. L'ordre du jour de cette première réunion a été principalement consacré à la définition de la méthodologie qui encadrera le dialogue entre les acteurs. Toutefois, cette session est partie pour ressembler plus à un monologue social, tant elle se déroule comme chacun sait dans un contexte budgétaire particulier. Nul besoin désormais de faire des détours pour arguer de la fragilité des finances publiques. Il suffit de rappeler que le déficit budgétaire s'est fixé à 6% en 2011 et que le taux de croissance 2012 sera vraisemblablement amputé de la valeur ajoutée agricole. Si l'on rajoute à cela le renchérissement des matières premières, notamment énergétiques, qui influent défavorablement sur les charges de compensation, on ne peut que faire le constat des difficultés budgétaires de l'Etat. Pas de nouveaux cadeaux Pas question donc d'aggraver la situation en accordant des cadeaux aux syndicats lors du dialogue social de cette année. Le wali de Bank Al Maghrib a d'ailleurs profité de sa dernière sortie pour s'alarmer des dangers d'éventuelles promesses de hausses salariales lors du dialogue social, appelant les Marocains à faire prévaloir l'intérêt général pour ne pas grever les finances de l'Etat. N'oublions pas à cet effet que les hausses consenties par le gouvernement El Fassi ont été, avec l'augmentation des charges de compensation, à l'origine du creusement du déficit en 2011. Cette facture salée, estimée à près de 13 MMDH, a pesé sur les finances de l'Etat. Plus encore, le gouvernement avait échelonné les hausses salariales consenties sur 2011 et 2012. Aussi, le 1er juillet prochain la deuxième tranche de cette hausse salariale devrait entrer en vigueur. C'est dire que le gouvernement Benkirane paye encore le prix de la paix sociale en 2011. Il devra notamment, comme il s'est engagé à le faire, respecter les autres termes de l'accord du 26 avril 2011 paraphé par Abbas El Fassi (voir encadré). De nouvelles concessions seraient dans ce cadre quasiment impossibles à tenir, d'autant plus que la réforme de la Caisse de compensation traîne encore. Cette année donc, le débat est ailleurs, notamment dans le volet de la réglementation. En effet, le gouvernement actuel planche sur un certain nombre de lois organiques, qui seront déterminantes à l'aune du dialogue social 2012. Ainsi, l'Exécutif est-il en train de travailler sur la loi organique encadrant l'action des syndicats, la réforme du Code du travail ou encore la réforme du régime des retraites. Climat des affaires Cependant, le vrai point de discorde entre gouvernement et syndicats se situe indéniablement au niveau de la loi de la grève. Le gouvernement a enfoncé la brèche en annonçant des retenues sur salaires pour les grévistes. Il compte désormais aller plus loin, en adoptant une loi cadre. Abdelilah Benkirane s'y était même engagé clairement devant un parterre de la récente rencontre avec le patronat français. Ce n'est d'ailleurs pas anodin qu'il le fasse devant ces partenaires internationaux, car cette loi faisait partie des plus importantes doléances de ces derniers, dans le but d'améliorer le climat des affaires au Maroc. Or, le Chef du gouvernement se montre très sensible à cette question, afin d'améliorer la capacité du royaume à drainer des investissements. Toutefois, ce ne sera assurément pas chose aisée. Les précédents gouvernements s'y étaient d'ailleurs cassé les dents à trois reprises par le passé. Pourtant, Benkirane affiche sa détermination à mener ce chantier à bon port et sans doute sera-t-il aidé dans ce sens par l'obligation de réalisme qu'impose le nouveau contexte, qui voit s'amincir les marges de manœuvre. Les centrales syndicales ne seront bien évidemment pas de cet avis et certaines d'entre elles annoncent d'ores et déjà leur intention d'ester en justice pour contester cette loi qu'ils jugent anticonstitutionnelle. Certes, le droit de grève est un principe constitutionnel depuis 1962, mais de là à en faire un argument pour faire avorter toute tentative législative de cadrage, il n'y a qu'un pas, que certaines centrales ne se privent pas de franchir. Elles s'engagent ainsi dans ce qui s'apparente à un monologue social, qui écarte toute possibilité de négociation sur cette question. Les rounds de la CGEM De son côté, le patronat entend prendre sa pleine responsabilité, en entérinant le principe de négociation directe avec les syndicats à travers ses rounds sociaux, où il accueillera les cinq principales centrales syndicales du pays. Le but de ces rounds est pour l'instant d'établir une méthodologie de concertation directe avec les syndicats, en cantonnant l'Etat à un rôle de régulateur, qui n'intervient qu'en cas de blocage (voir interview). Là encore, le patronat invoque la situation difficile des entreprises marocaines, qui font face à une conjoncture des plus difficiles pour restreindre les négociation aux questions de réglementation qui peuvent faire l'objet de consensus dans les deux prochaines années. Une chose est sûre, les différents acteurs du dialogue social sont appelés à faire prévaloir l'intérêt général. Faute de quoi, on se dirigerait vers des monologues sociaux plus que vers un vrai dialogue social. Jamal Belahrach, Président de la commission sociale à la Confédération générale des entreprises du Maroc. Les Echos quotidien : Que pouvez-vous nous dire de l'impact de la conjoncture actuelle sur le dialogue social de cette année ? Jamal Belahrach : Dans le contexte actuel les marges de manœuvres sont très faibles. Cette année donc le dialogue social doit porter sur tous les sujets qui peuvent être l'objet d'un consensus pour les deux prochaines années, sans aggraver le déficit. Il ne doit donc pas y avoir de dialogue social au sens premier du terme où le but serait d'obtenir des hausses salariales. Les acteurs doivent plutôt se concentrer sur des sujets comme le droit de grève, le Code du travail ou encore les contrats spéciaux de formation... Il ne faut pas oublier que l'entreprise est malade et que l'un de ses principaux problèmes réside dans la formation. Cette année il faut donc se concentrer sur les questions réglementaires. La CGEM entame ses rounds sociaux avec les syndicats, quel en est le but ? Le but est de rester dans un dialogue social direct entre les entreprises et les syndicats. Il s'agira dans un premier temps de fixer la méthodologie et d'établir un agenda de travail pour se donner ensuite rendez-vous. Il faut monter en qualité dans le dialogue entre partenaires sociaux à travers un modèle où chacun pourra assumer ses responsabilités. L'Etat ne doit-il pas intervenir dans ce processus ? L'Etat n'intervient qu'en dernier lieu en cas de blocage dans les discussions entre les entreprises et les syndicats. Il doit donc se cantonner à une position de régulateur pour consacrer le principe de démocratie sociale. Il y a aussi le rôle du Parlement qui doit légiférer. L'Etat est en fait là pour créer les conditions idoines de l'exercice de l'économie. Bien évidemment l'Etat doit aussi assumer une part du dialogue social dans la mesure où il est lui-même employeur à travers la fonction publique. Pour ce qui est du privé, les problèmes du quotidien doivent être gérés de manière directe entre les entreprises et les syndicats. De manière concrète, quel sera l'ordre du jour de ces premiers rounds sociaux que vous entamerez la semaine prochaine ? Il s'agira pour nous de proposer une méthodologie de travail. Ensuite, elle sera discutée avec les cinq centrales syndicales. Ce travail débouchera sur une méthodologie qui sera adoptée par tous. À partir de là un vrai travail concret commencera. Les engagements d'El Fassi encore non-tenus par Benkirane Le 26 avril 2011, un accord entre le gouvernement et les syndicats scellaient un dialogue social bien particulier. Aux termes de celui-ci, le gouvernement El Fassi payait le prix de la paix sociale en accordant une hausse des salaires dans la fonction publique, de 600 DH et en augmentant le salaire minimum de 7%. Il s'est aussi engagé à augmenter ce salaire minimum de 5% en 2012. D'autres engagements ont été inclus dans cet accord que le nouveau gouvernement Benkirane s'est à son tour engagé à respecter. Aujourd'hui, les syndicats rappellent Benkirane à ses engagements, en soulignant ceux qui n'ont pas encore été tenus. Ainsi, les centrales syndicales demandent l'application de l'accord 87, relatif aux libertés syndicales mais aussi à la suppression de l'article 288 du code pénal, que les syndicalistes considèrent comme attentatoire aux libertés syndicales. Un autre engagement encore non-tenu, concerne la création d'un fonds d'indemnisation en cas d'arrêt de travail, que le gouvernement s'était engagé à alimenter initialement avec sa concrétisation pour les régions éloignées et l'unification du seuil minimal, dans les secteurs industriels et agricoles. Ultime engagement relevé par les syndicats, la réforme de la loi de la caisse nationale de sécurité sociale, de sorte à ce que les adhérents qui atteignent l'âge légal de la retraite sans atteindre le seuil minimal de journées de travail déclarées, bénéficient d'indemnisations, en rapport avec les journées de travail déclarées Grèves et climat des affaires Le point de blocage le plus probable dans le dialogue social de cette année est indéniablement à rechercher du côté du projet de loi sur la grève, que le gouvernement Benkirane devrait défendre pour améliorer le climat des affaires au Maroc. Le projet de loi devrait ainsi définir un cadre général au droit de grève. Cela devrait amener le législateur à autoriser la retenue salariale, la mise en place d'un service minimum dans les établissements publics, mais aussi à restreindre le droit d'appeler à la grève. Les appels à la grève pourraient ainsi être plus réglementés, de façon à ce que seuls les syndicats les plus représentatifs soient autorisés à le faire. Le préavis précédant la grève pourrait aussi être rendu obligatoire. Benkirane réussira-t-il à sortir les syndicats de leur monologue social en les amenant à accepter ce projet de loi ? Rien de moins sûr...