Quel est le coût économique des grèves ? À un moment où le pays vit au rythme des sit-in déclenchées par les différents syndicats professionnels et dont certaines n'ont pas encore d'issue connue, la question du poids de ces manifestations d'opinion devient cruciale. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, à cette interrogation, ni le gouvernement, ni le patronat, encore moins les syndicats, n'ont aujourd'hui de réponse claire. En fait, le sujet n'a jamais été sérieusement abordé. Interrogé à ce propos, un cadre du Haut commissariat au plan a eu cette réponse étonnante : « Les grèves ne sont pas du domaine du HCP. Si les données sur leur impact économique existent au Maroc, on les trouverait sans doute auprès du ministère de l'Emploi. Le HCP, pour l'instant, ne s'intéresse qu'à l'emploi et au chômage». Rien aussi à se mettre sous la dent auprès du ministère de l'Emploi. Des grèves, on ne connaît statistiquement que le nombre totalisé par an, sans toutefois aucune classification sectorielle, ni des profils des entreprises touchées. Et pourtant, tout arrêt de travail a un coût. Lorsque celui-ci se déclenche dans le cadre d'un conflit social, on peut intuitivement déduire qu'en fonction de la durée du conflit et de la nature du travail arrêté, les coûts ne peuvent qu'être énormes. Les entreprises qui en ont fait l'expérience en savent quelque chose. L'année dernière, la série de grèves vécues par la RAM ont dû coûter, selon la compagnie, la bagatelle d'un million d'euros par jour, rien qu'en termes de charges liées à la location d'avions. D'autres analystes ont alors annoncé qu'en fin 2009, ces grèves ont dû globalement coûter quatre points de performance à la RAM. Royal Air Maroc, du fait de son poids, a pu certes survivre à son épisode de bras de fer social sans y laisser trop de plumes, mais cela n'est pas le cas de toutes les sociétés. Les annales de l'économie marocaine regorgent de cas d'entreprises mises à genoux voire contraintes à la faillite du fait de conflits sociaux. Des estimations en attendant... S'agissant des statistiques sur les grèves, celles fournies par le ministère de l'Emploi indiquent une évolution régulière d'année en année du nombre de grèves au Maroc. Mais selon le département de Rhmani, ce nombre s'est globalement maintenu autour de 200 entre 2006 et 2009. Le nombre de grèves évitées, quant à lui, a dépassé les 600 pour la seule année 2009. En matière de quantification des grèves, c'est surtout le Centre marocain de conjoncture (CMC) qui a pu effectuer un travail relativement étoffé. Dans sa lettre mensuelle (celle de mai 2010 dédiée à l'emploi), le Centre annonce qu'en 2009, les trois secteurs (industrie, commerce et service) ont, à eux seuls, totalisé 178 grèves. Un chiffre qui pousse donc à douter de la fiabilité de celui avancé (200 grèves) par le ministère pour l'ensemble des secteurs. Toutefois, le CMC souligne également que le nombre de grèves en 2009 pour les trois secteurs est resté relativement stable par rapport à 2008. En revanche, le nombre de jours perdus du fait de ces grèves a connu une explosion importante, passant de 99.158 en 2008 à 277.220 en 2009, soit une croissance de 180%. Ces différents conflits ont concerné 140 entreprises et établissements qui emploient 29.822 personnes dont 16.714 ont participé aux grèves. Mais même si le nombre de jours de grève a grimpé en 2009, contrairement aux tendances antérieures, le taux de participation (effectifs grévistes/effectifs globaux) a connu une légère baisse de 2,5 points par rapport à 2008. Celui-ci s'est établi à 56% en 2009. Mais malgré la relative profondeur de son analyse, le CMC aussi n'a fait cas d'aucun impact économique ou social des conflits sociaux qui ont marqué 2009. Interrogé à ce propos, Habib El Malki, président, nous confie que les analystes du Centre sont en train d'y travailler et que d'ici début 2011, les coûts des grèves au Maroc seront probablement connus. Problème de méthodologie ? Fort heureusement, le manque d'évaluation de l'impact économique des grèves n'est pas une faille présente uniquement au Maroc. Au niveau international, aussi, cette insuffisance demeure. Lors des récentes grèves déclenchées en France par le débat sur la retraite, Christine Lagarde, ministre de l'Economie, s'était livrée à des calculs acrobatiques, annonçant que le conflit social en cours coûterait entre 200 et 400 millions d'euros par jour à l'Etat français. Ce qui porterait le coût total du conflit (qui a duré plus d'un mois) à 1,3 à 3,2 milliards d'euros. Côté entreprise, les cris d'alarme ont été certes beaucoup plus préoccupants. À titre d'exemple, Air France a annoncé que la grève lui aurait coûté 5 millions d'euros par jour, plus que ce que lui avait coûté le volcan islandais. Mais qu'importe, beaucoup de médias et d'analystes n'ont pas manqué de tourner en dérision les estimations de Lagarde, du fait de leur caractère très approximatif, qui en réduit considérablement la fiabilité. À ce sujet, Henri Sterdinayck, économiste à l'OFCE (Observatoire français de la conjoncture économique), confiera à France Info lors d'un débat que les chiffres avancés par Lagarde sont exagérés, car, explique-t-il, les estimations faites les années précédentes par les analystes ont montré que 8 jours de grève coûtent un milliard d'euros en France. À propos du manque d'évaluation de l'impact des grèves et des controverses liées aux estimations, Habib El Malki explique que c'est parce qu'un tel travail est délicat, car il se pose toujours un problème de méthodologie. Pourtant, l'Organisation internationale du travail OIT a émis depuis des années des recommandations dans ce sens. En 1993, la quinzième conférence internationale des statisticiens du travail est revenue sur ces aspects en notifiant que chaque pays devrait se donner les moyens de mettre au point un programme d'ensemble de statistiques sur les grèves, lock-out et autres conflits du travail afin de fournir aux divers utilisateurs une base statistique adéquate. Ce programme, soulignent les statisticiens, devrait fournir des données utilisables, en liaison avec d'autres indicateurs économiques et sociaux pertinents, en tant qu'instruments d'analyse aux niveaux national et international.