Ce qui ressemblait aux prémices de la première banque «low cost» du pays allait vite tourner au cauchemar. Durant les trois derniers mois, l'enseigne eFloussy de Quick Money, spécialiste du transfert d'argent, a vécu un de ses pires feuilletons. Le projet, lancé voilà à peine une année, en grande pompe, allait en fait être tout simplement torpillé. Contraints de jouer les pompiers pour éteindre le foyer d'une «révolte» des agents qui menaçaient de tout essuyer sur leur chemin, Karim Rahal et Karim Boukaâ ont réinjecté des fonds dans les caisses, la semaine dernière. Les esprits se sont peut-être calmés, mais le volcan est toujours en activité. L'effet placebo risque d'être de courte durée si les vrais problèmes ne sont pas réglés. eFloussy se veut un «projet citoyen» qui visait, à ses débuts, la création de 2.000 agences à travers le pays, avec 4.000 emplois comme première ambition. Mais le vent a soufflé et la grogne des agents a mis à nu les défaillances de la «banque populaire» du duo Boukaâ-Rahal. Assèchement des liquidités Qu'est-ce qui a suscité l'ire des agents au point de se mobiliser en mouvement de protestation et de tenir tête aux promoteurs du projet ? À cette question, chacune des deux parties en litige y va de son commentaire. De leur côté, les agents, regroupés en association depuis 2010, parlent de déficit en fonds de roulement, de problèmes de commercialisation, des banquiers et une société mère qui ne tiennent pas leurs engagements. Mais c'est surtout la crise de liquidité qui était la principale revendication. Les agents dénonçaient un décalage entre la distribution de l'argent transféré et sa compensation. En clair, les sommes distribuées par les agences de la franchise ne sont pas compensées simultanément, créant ainsi un déficit de liquidité. Explications : prenons l'exemple d'un agent qui transfère 80.000 DH au profit d'un tiers au Maroc. Une opération effectuée un jour «J». La compensation que doit effectuer la banque à Western Union vers la banque de Quick Money, elle, n'est virée qu'à J+5. Entre-temps, l'agent presse Quick Money de lui envoyer du cash, selon un porte-parole du groupe. Il fallait donc couvrir quatre à cinq journées de trésorerie pour les agents. De l'autre côté, les responsables de Quick Money tiennent un tout autre discours. Pour eux, c'est une «crise de croissance» avec tout ce que cela implique comme tension sur les trésoreries et le réseau de distribution. Pour la maison mère, il faut arrêter de parler de «crise de liquidité». C'est plutôt le «défi de couvrir les journées de débit». «Ayant atteint une taille importante, le réseau sortait plus d'argent qu'il n'en recevait», explique-t-on auprès de Quick Money. Autrement dit, le système est victime de sa croissance rapide. Valeur aujourd'hui, l'enseigne eFloussy dispose d'un réseau de distribution avoisinant les 460 agences opérationnelles (crédit débloqué pour l'agent, fonds de roulement disponible...) et 520 agences installées (aménagées, logiciels installés, lignes VPN sécurisées, agent formé...). Au départ, le business plan mis en place par les équipes de Karim Boukaâ et Karim Rahal, promoteurs d'eFloussy, reposait sur un modèle basique. En effet, les flux d'argent devaient permettre à l'agent de réaliser une autocompensation sur le point de vente. Le mouvement généré par le transfert d'argent et l'encaissement de factures devaient permettre à l'agence de couvrir ses charges. «Pas besoin que l'agent nous envoie l'argent de la vente de billets et du paiement des factures. Parallèlement, le franchiseur n'aura pas à lui transférer l'argent de Western Union et Money Gram», explique le porte-parole de Quick Money. Mais la réalité du terrain et le désengagement de la banque partenaire (Attijariwafa bank n'a pas financé le tiers des dossiers de crédits pour les agents eFloussy) ont brouillé les cartes. Le mouvement imaginé au départ est effectivement installé sur Casablanca et Rabat, mais ne couvre pas l'ensemble des villes. D'où la «crise de liquidité» dont parlent les agents ou le «défi de couvrir les journées de débit», pour reprendre les propos de la maison mère. Les responsables de Quick s'attendaient-ils à ces problèmes de liquidités ? «Ce problème est normal et nous nous y attendions», nous répond-on. Car, plus le nombre d'agences grandissait, plus la tension sur le fonds de roulement augmentait. Parallèlement, un nombre important des dossiers de crédits n'est pas encore débloqué. AWB a-t-elle fait marche arrière ? Aujourd'hui, près de 180 agences sur les 520 installées sont sans financement. Ces agences ont pourtant eu la garantie Moukawalati et sont donc éligibles. Mais la banque, qui s'est affichée comme partenaire unique du projet depuis 2008, en l'occurrence Attijariwafa bank, aurait refusé de financer une bonne partie des jeunes «eFloussiens». Pourtant, c'est bien Mohamed Kettani, PDG d'AWB, qui durant cette matinée du 27 janvier 2009 (date de la signature de la convention entre AWB et eFloussy), annonçait à la presse, non sans fierté, que sa banque s'engageait à financer 2.000 entrepreneurs, dans le cadre du projet eFloussy. À plus d'une année de cette «annonce», beaucoup d'eau a coulé sous les ponts. Pourquoi les dossiers traînent-ils autant du côté de la banque? Les mauvaises langues parlent d'une crainte de cannibalisation avec des agences Wafa Cash, filiales d'Attijariwafa bank. Mais cet argument est contrebalancé par le fait que la banque avait annoncé son partenariat avec Quick Money en connaissance de cause et avait, en principe, intégré le risque. L'explication la plus plausible, faute d'avoir une version officielle de la part de la banque, est que le blocage de financement de certains agents «eFloussy» est tout simplement lié à l'éligibilité des dossiers présentés (interdits bancaires, litiges, chèques remboursés...). Du côté de Quick Money, on explique que «la banque reste souveraine». Pour la société de Karim Boukaâ, la convention avec Attijariwafa bank n'est pas rompue. Quid des dossiers en «stand-by» et donc non financés ? «Ils ont été orientés vers une autre banque de la place», explique-t-on. On saura par la suite que la banque en question n'est autre que le Crédit agricole (une vingtaine de projets financés depuis mars 2010). Les financements sont octroyés à un taux d'intérêt de 7,5%, sur une période de 12 ans. Les «agences en souffrance» L'autre «dossier chaud» déposé sur la table des négociations par l'Association des agents eFloussy est justement celui des crédits non débloqués. Quick Money se retrouve actuellement dans une situation assez délicate avec les 180 agences, dont les crédits n'ont pas encore été débloqués. En cause, l'initiative du spécialiste marocain du transfert d'argent de financer l'aménagement et l'équipement du réseau eFloussy... sans attendre le déblocage du crédit. Les responsables de Quick Money expliquent cela par «l'élan et l'enthousiasme» qui ont marqué le lancement du projet. Mais selon cet observateur, les initiateurs d'eFloussy étaient dans une logique de pénétration du marché. «Il fallait occuper le territoire», explique notre source. D'où le financement des agences eFloussy par Quick Money, avant même le déblocage des crédits par la banque. Ainsi, Quick Money se chargeait d'équiper les locaux des agences (133.000 DH/TTC) et les doter d'un fonds de roulement (48.000 DH). La facture est signée par l'agent, en attendant le déblocage du crédit (qui, en principe, devrait être viré directement vers le compte de Quick Money). Vu qu'il reste encore 180 agents, auxquels on refuse l'octroi du crédit, Quick Money s'est retrouvée avec 36 millions de DH non remboursés, jusqu'à aujourd'hui. «Le principal déséquilibre provient de cette réalité du terrain. On ne pouvait plus accompagner l'évolution en nombre des agences», confie-t-on auprès de Quick Money. Témérité? Pas vraiment. Pour cette source proche du dossier, Quick Money était aussi obligée de financer l'installation des agents pour des «contraintes de compétitivité». Car pour décrocher un partenariat avec les gestionnaires délégués de services publics (Lydec, Redal, Amendis...), il fallait atteindre une taille critique au niveau du réseau de distribution. Quick Money n'aurait eu d'autre choix que d'accélérer la cadence au niveau de la création des agences et de les rendre opérationnelles, pour ce faire. Ceci explique-t-il le retard au niveau des autres services promis aux agents et qui ont tardé à venir ? En partie, répond-t-on du côté de Quick Money. Selon les estimations des professionnels du secteur, WafaCash, concurrent d'eFloussy, dispose de 330 agences. Toujours est-il que Karim Boukaâ et Karim Rahal ont plus ou moins réussi à installer un réseau de distribution contre vents et marées. Le défi qui s'annonce actuellement est celui de consolider cette force de frappe et de lui éviter un éclatement, dont les prémices commençaient à paraître avec le durcissement du mouvement de protestation chez les agents. Cela sans oublier le désengagement manifeste de la banque partenaire. La semaine dernière, les promoteurs d'eFloussy ont tenté de débloquer la situation en injectant des fonds (notamment pour le paiement des commissions). Au menu, aussi, la création d'un comité bipartite pour résoudre les problèmes en suspens. Entre autres annonces faites par Quick Money : l'entrée en jeu d'un partenaire de taille dans le capital de la franchise. Autant d'éléments qui vont dans le sens d'un mea culpa de la maison mère mais qui confirment sa volonté de continuer l'aventure et de s'accrocher. Le concept en soi est tenable et les partenaires (ONE, Lydec, Maroc Telecom...) qui ont fait confiance à Quick Money le confirment. Reste à verrouiller le back-office pour redonner à eFloussy les moyens de ses ambitions.