Le marchandage a souvent été considéré comme un élément fondamental du fonctionnement du modèle commercial marocain, et en particulier de ses souks. Il est au cœur de leur système de fixation des prix, ou tout au moins de recherche d'informations. Tout comme le souk, le marchandage est considéré comme un élément culturel central auquel d'ailleurs la littérature coloniale a cherché avec plus ou moins de succès à trouver une justification: «le marchandage est un grand plaisir pour ces peuples qui ont le temps», écrira par exemple Gabriel de Tarde dans les années 20. Les guides touristiques regorgent par ailleurs de formules assez surprenantes qui, en l'état, relèvent plus, si l'on peut oser la formule, de la sociologie de bazar que d'une réflexion sérieuse et circonstanciée: marchander est une nécessité, si nous ne le faites pas vous paierez trop cher et vous froisserez le marchand…». A- Principe et processus du marchandage : joutes verbales et scénarisation La logique du marchandage comprend des règles, des rites et des routines, des comportements convenus, prévus et prévisibles. Ainsi, le marchandage passe par une étape de proposition, une étape de réfutation puis d'offuscation, et enfin de conciliation, que cette conciliation soit réalisée directement, de gré à gré, ou qu'elle passe par l'intervention d'un tiers. Elle nécessite des compétences permettant d'amadouer l'interlocuteur, de le valoriser, de le faire rire. L'expert en marchandage doit savoir prendre à témoin tant la foule, les hommes que le ciel; il doit savoir partir et revenir… partir pour mieux revenir. Le marchandage, c'est d'abord et avant tout une joute oratoire qui doit s'appuyer sur la culture et les connaissances, les savoirs, savoir-faire et savoir-être des protagonistes. Ces derniers se doivent de maîtriser les bons mots et les formules chocs. L'intégration à intervalle régulier de citations du Coran ou de Hadiths, qu'ils soient Sahih ou non, est également valorisée et reconnue comme un plus dans la négociation, ajoutant ainsi une dimension de religiosité dans un jeu tout à la fois profane et futile. Le prix Nobel Elias Canetti propose, dans les «Voix de Marrakech», ce qui, selon nous, constitue l'une des descriptions les plus fines existant à ce jour du processus de marchandage, de sa complexité et de la technicité requise de part et d'autre pour déjouer les pièges de l'un et de l'autre. Autrement dit, il montre bien que si le marchandage est un jeu, il s'agit d'abord d'un jeu de compétences, savoirs et savoir-faire en confrontation: «mais ce n'est que le début d'une affaire compliquée sur l'issue de laquelle on ne sait rien. On prétend que l'on doit parvenir à environ un tiers du prix demandé initialement. Mais ce n'est là qu'une estimation très approximative et une de ces plates généralités dont se satisfont les gens qui ne veulent pas ou ne sont pas capables de comprendre les finesses de cette antique procédure. Il est souhaitable que le mouvement pendulaire des négociations dure une substantielle petite éternité. Le temps que l'on consacre à l'achat réjouit le vendeur. Il faut que les arguments destinés à faire céder l'adversaire soient amenés de loin, remplis de complications, emphatiques et excitants. On peut être plein de dignité ou beau parleur, le mieux est d'être les deux. Par la dignité, on montre des deux côtés que l'on n'attache pas une grande importance à l'achat ou à la vente. Par la faconde, on amollit la résolution de l'adversaire. Il y a des arguments qui n'éveillent que l'ironie, mais d'autres vont droit au cœur. Il faut tout essayer avant de céder. Cependant, même lorsque l'instant est venu de le faire, cela doit se produire de façon inattendue et soudaine afin que l'adversaire soit désarçonné et qu'il donne l'occasion d'être percé à jour. Certains désarment l'interlocuteur par leur charme. Tous les sortilèges sont permis. Il est inconcevable de laisser l'attention se relâcher…». B- Typologie des acteurs du marchandage Le processus de marchandage ou même le consentement au marchandage est cependant variable selon les catégories de clients. Nous pouvons distinguer cinq catégories de «marchandeurs»: le passager, le réfractaire, le timoré, l'ignorant, le palabreur : *Le passager est un consommateur marocain habitué des souks et du marchandage. Pour autant, il sait que le marchand sait qu'il est de passage et qu'il n'est pas un natif de la ville. Autrement dit, qu'il n'y a pas nécessité de faire des efforts en termes de fidélisation. De son côté, le client tentera systématiquement de neutraliser sa manière de parler habituelle, dans l'espoir d'effacer l'accent qui le découvrira comme extérieur à la localité. Néanmoins, dans tous les cas, ce consommateur maîtrisant les langages, les codes et les techniques de marchandage, ses achats sont généralement très rapides, le commerçant ayant tendance à proposer un surprix raisonnable et le consommateur ayant tendance à proposer un compromis acceptable aux deux parties. *Le réfractaire, soit par résistance au principe de marchandage, soit tout simplement par ignorance, paye le prix demandé et repart sans trop se poser de questions. Il est généralement satisfait, tout comme le commerçant qui réalise le plus gros de sa marge sur ce type de client. *Le timoré sait qu'il faut négocier systématiquement les prix. Il semble le faire à contrecœur mais le fait dans des proportions qu'il estime raisonnables, soit autour de 10% (selon la logique du «tip» américain). Il s'agit alors d'un marchandage pour la forme, mais le vendeur, pour la forme également, fait souvent mine de résister, sans doute pour encourager le consommateur et éviter de lui donner l'impression qu'il aurait pu descendre bien en deçà des 10%. *L'ignorant a lu et entendu dire qu'il fallait marchander systématiquement dans les souks de la médina et que les prix étaient régulièrement exagérés. Dès lors, il perd le sens des réalités en proposant des prix abusivement bas. Il n'est pas rare qu'il ose faire une proposition à 10% du prix annoncé. Dans ce cas la négociation tourne régulièrement court, et l'on assiste à des situations de conflit ouvert, voire même parfois de violences verbales. Si Ali, bazariste à la Médina de Rabat déclare: «le client marocain, il négocie toujours… c'est les étrangers et surtout les Français, des fois ils négocient, des fois ils prennent sans discuter… ça dépend. Mais dans cette catégorie, parfois, quand ils veulent négocier, on voit que c'est des ignorants, qu'ils ne savent rien. Peut-être l'agence de voyage leur dit qu'il faut être dur et ils demandent des prix ridicules, sans réfléchir et parfois ça m'énerve ces gens-là. J'ai envie de leur dire dégage dans ton hôtel. J'ai déjà proposé un miroir pour 1.000 DH, un grand et beau avec de belles décorations, un Français il me dit : je te donne 50 DH. Dans quel pays du monde tu trouves un miroir grand comme la porte à 5 euros… même pas la Chine… Majid, qui travaille avec moi, lui a dit: moi je te donne les 5 euros pour que tu dégages et il est parti pas content. C'est pas bien, mais qu'est-ce que tu peux faire avec des wouhouches comme ça…». *Le palabreur-volubile renvoie à la catégorie des empowered customers. Il est un habitué, expert en marchandage et maîtrise les concepts et la gouaille des vendeurs… le prix de vente final apparaît secondaire et disparaît derrière le plaisir des joutes verbales. C- Empowerment du consommateur : le souk plus que la grande distribution La problématique de l'empowerment (du client) est devenue incontournable dans les travaux de sciences de gestion, et en particulier en marketing. On peut cependant s'interroger sur la signification réelle de cette notion d'empowerment dans un environnement où l'accès à l'information est, toutes proportion gardée, une donnée le plus souvent acquise. En effet sur la plupart des marchés occidentaux, l'accès à l'information sur les produits est facilitée, et souvent directe. Le client-consommateur peut, en visitant quelques sites choisis, connaître les caractéristiques techniques des produits ainsi que leur prix. Il peut également s'appuyer sur les avis et posts des autres consommateurs... Dans le cas des souks, tous ces éléments disparaissent et l'on peut considérer que les compétences du client sont en première ligne. En référence à cette situation pour le moins paradoxale, Elias Canetti écrira: «dans un pays où il existe une morale des prix, là où règnent les prix fermes, ce n'est aucunement un art d'acheter. Le premier imbécile venu trouve ce dont il a besoin. Il lui suffit de savoir lire les chiffres et il parvient à ne pas se faire escroquer». Ainsi, on peut émettre l'hypothèse que c'est plutôt les environnements incertains caractérisés par de fortes asymétries informationnelles et de fortes probabilités de se tromper et d'être trompés qui favorisent le plus l'empowerment du consommateur. La fréquentation régulière des souks, les négociations récurrentes, l'observation des comportements des uns et des autres sont autant d'éléments qui contribuent à forger l'expertise des acheteurs… à accroître leurs compétences à la fois sur les caractéristiques du produit et sur le processus de négociation. Il est d'ailleurs tout à fait symptomatique que le terme J'tara implique une injonction à être talentueux. Et, le terme Ajatar s'applique quant à lui à l'individu passé maître dans la pratique. Il fait bien référence à son caractère à la fois malin et subtil; autrement dit, quelqu'un de rusé à qui «on ne la fait pas». À partir de là, on peut raisonnablement soutenir la thèse selon laquelle contrairement à ce que l'on retrouve régulièrement dans les travaux et recherches en comportement du consommateur, la domination progressive de la distribution moderne et l'accès de tous et toutes à l'information n'a pas nécessairement conduit à l'empowerment du consommateur… bien au contraire. On pourrait même dire que d'une certaine manière, ce mouvement a plutôt conduit à un appauvrissement du pouvoir réel du consommateur dans l'acte d'échange et d'achat… mais ça, les textbooks de Marketing ne le disent pas. Camal Gallouj Directeur à HEC Rabat Professeur à l'Université Sorbonne Paris Nord