Le commerce ambulant a connu au Maroc un développement remarquable à tel point qu'il semble être devenu une réelle menace pour le commerce sédentaire. Les pressions se sont ainsi faites de plus en plus fortes sur les pouvoirs publics afin qu'ils agissent contre ces commerçants qui occupent illégalement l'espace public, nuisent aux finances de l'Etat et surtout exercent une concurrence déloyale vis-à-vis du secteur formel. Si, pendant longtemps, on a assisté à un mouvement de balancier entre des actions de répression-éradication puis de conciliation-laissez faire, la tendance actuelle est plutôt au développement de pratiques d'institutionnalisation-sédentarisation au travers en particulier des marchés pilotes (ou encore souks namoudaji). Pour autant, ces pratiques semblent être pour l'essentiel des échecs patents. De multiples raisons ont été avancées pour expliquer ces échecs : une offre de locaux structurellement insuffisante, des localisations inadaptées, une gouvernance défaillante. Nous défendons ici la thèse selon laquelle les échecs en question sont essentiellement liés à une absence de réflexion sur les logiques de fonctionnement et les trajectoires de vie des marchands ambulants. Il devient dès lors nécessaire de sortir de la logique dominante selon laquelle les marchands ambulants seraient en quelque sorte des «sédentaires en souffrance». Bien au contraire, ces marchands se caractérisent par des fonctionnements qui leur sont propres et qui ne peuvent se réduire à un «désir de sédentarisation». À ce niveau, trois logiques ou dimensions nous semblent incontournables pour mieux comprendre le «monde» des marchands ambulants : les logiques sociales, les logiques relationnelles entre commerce sédentaire et commerce ambulant et enfin les formes de propriété qui caractérisent l'offre ambulante. Les logiques sociales renvoient aux quatre trajectoires distinctes menant à l'exercice du métier de marchand ambulant et qui ont donc un impact considérable sur la capacité et les velléités d'adhésion aux programmes publics de sédentarisation : une trajectoire de survie, une trajectoire entrepreneuriale opportuniste, une trajectoire de complément de revenu et une trajectoire entrepreneuriale d'évitement de l'impôt. La trajectoire de survie prolifère pendant les périodes de crise économique. Souvent qualifiée d'involutive, elle ne permet pas de dégager un véritable surplus. Les activités concernées sont majoritairement exercées par les catégories sociales vulnérables et/ou par les femmes et les enfants. Les personnes relevant de cette catégorie sont numériquement importantes. Elles disposent de peu de capital, s'auto-reproduisent, compte tenu de la forte concurrence et d'une entrée libre sur le marché et les revenus distribués sont faibles et ne dépassent pas le stade de la subsistance. La trajectoire entrepreneuriale opportuniste prend acte du fait que dans les couches populaires urbaines, le travail salarié du secteur privé se trouve maintenant dévalorisé comparativement aux micro-activités marchandes de rue. En effet, si pendant longtemps, le commerce ambulant a renvoyé à une forme de relégation sociale ; il devient aujourd'hui un concurrent sérieux de l'emploi salarié classique en entreprise voire du petit fonctionnariat. Avec un revenu journalier qui peut osciller entre 100 et 400 DH net, l'entrée dans le commerce ambulant peut se révéler un choix stratégique pertinent et rentable. La trajectoire de complément de revenu concerne l'offre commerciale développée par des actifs : salariés, petits fonctionnaires ou Marocains résidents à l'étranger. Ces actifs disposent déjà de revenus et le commerce ambulant est utilisé comme moyen d'obtenir des ressources complémentaires. Enfin la trajectoire d'évitement de l'impôt fait référence à des unités dont les caractéristiques sont très proches des entreprises du secteur formel (on peut dès lors parler de porosité forte entre le formel et l'informel). Les unités concernées sont d'ailleurs pour nombre d'entre elles enregistrées et localisées (locaux professionnels). Le fonctionnement à la marge est cette fois temporaire et peut ne concerner qu'une partie de l'activité. Les contacts entre commerce ambulant et commerce sédentaire sont souvent perçus au travers du prisme de la relation parasitaire. Autrement dit, le commerce ambulant se localiserait systématiquement à proximité du commerce sédentaire pour profiter de sa zone de chalandise et du flux de clientèle dont il détournerait une partie pour assurer sa survie. Pour autant, d'autres relations existent et sont souvent méconnues. Ainsi en est-il par exemple des relations de symbiose qui renvoient à des situations où le commerce ambulant et le commerce sédentaire peuvent bénéficier mutuellement de leur interdépendance (et de leur effet d'attraction du client) ou encore des relations de commensalisme qui renvoient quant à elles à une exploitation non parasitaire d'une institution par une autre. Les marchands ambulants contribuent dans ce cas à «débarrasser» les sédentaires de leurs invendus et de leurs clients peu solvables. Ainsi, à la différence de la relation parasitaire, le commensalisme n'est pas destructeur pour «l'hôte» bien au contraire. Les formes de propriété sont également importantes pour qui veut comprendre les réticences des ambulants à la sédentarisation. On peut en effet, dans le cas des marchands ambulants, distinguer différentes formes de propriété ou différents statuts professionnels qui vont du mode auto-employé ou auto-entrepreneur au mode salarié en passant par le mode associé. Or, si pendant longtemps le mode auto-employé est resté dominant (et il l'est encore dans une certaine mesure), le mode salarié a quant à lui connu un développement remarquable. Ainsi, le commerce ambulant est-il devenu une source de richesse non négligeable pour nombre de commerçants qui de fait n'ont qu'un intérêt limité pour la sédentarisation. On observe également la mise en œuvre et la structuration professionnelle de véritables organisations en réseau de valeur ajoutée. Ces dernières chapeautées, structurées et fournies par un commerçant sédentaire sont en charge d'étendre sa zone de chalandise et de multiplier ses marges et capacités d'accès au client en occupant divers espaces urbains à forte densité de population. Or, il est clair que cette catégorie de commerce ambulant, qui ne travaille pas à titre individuel et qui fait partie d'un réseau organisé n'a que peu d'appétence à se stabiliser au sein d'un marché pilote. Camal Gallouj Directeur à HEC Rabat Professeur à l'Université Paris Nord