La soixantaine, il sillonne les quartiers de Bernoussi en conduisant son baudet qui tire une charrette transportant sa marchandise d'Œufs vendus à 60 centimes l'unité. C'est un marchand des quatre saisons. Il attend que le prix des melons baisse pour qu'il s'y mette. «Je me mettrais à vendre les melons très bientôt, l'année dernière ça m'a bien réussi, cette année, comme l'année dernière, il a bien plu, il y aura une bonne récolte, les prix vont baisser, les pastèques sont déjà à 1,50 Dh le kg, moi je ne vends bien que si les prix sont bas quand on vend par pièce et non par kg. J'écoule toute ma marchandise quand le prix est abordable». Cela fait des années qu'il exerce ce métier de marchand ambulant des quatre saisons. Et de la même manière, il ne semble pas avoir évolué. «Pourtant j'étais déjà ici quand le marché Tarik en dur de Bernoussi n'existait pas encore à l'endroit où il se trouve aujourd'hui, il était fait en baraquements à l'emplacement actuel du masrah (complexe Hassan Skalli)». Tout ce qu'il gagnait il le dépensait pour sa nourriture et les siens, dit-il, sans pouvoir rien épargner pour sa retraite.
Lutte pour un espace d'étalage
C'est un marchand ambulant version ancienne. Il est différent des ferrachas qu'on voit partout à Casablanca et dans d'autres villes. A Bernoussi ils sont nombreux. Parmi eux beaucoup de jeunes, bon nombre de femmes. Un groupe d'entre eux, depuis quelques jours, est en sit-in, ce qui donne l'occasion de revenir encore une fois sur cette activité très complexe qui a eu le temps de se développer du fait de causes multiples: exode rural, chômage, précarité, mais aussi défaillances de gestion des collectivités locales dont les programmes d'aménagements de centres commerciaux n'ont parfois pas échappé aux errements électoralistes. Ces marchands ambulants, ferrachas, en sit-in présentent leurs étalages à même le sol devant la porte principale de la mosquée Tarik de Bernoussi et dans les allées du jardin public voisin. Leurs relations avec les autorités locales du 49ème arrondissement se sont détériorées depuis des mois. Depuis une semaine tout particulièrement, la tension est montée d'un cran lorsque des travaux d'aménagement d'un mur de clôture ont débuté. Ce mur, d'après le tracé effectué, va adjoindre le jardin public à l'espace de la mosquée. D'un espace ouvert aux passants, ce qui est une facilité pour le commerce informel, le jardin devient fermé. Cela prendra figure d'une esplanade de la mosquée clôturée avec quelques portes d'accès. Pour les habitants, cela peut constituer une «récupération» du jardin, détourné de sa fonction initiale d'espace d'accueil avec verdure et bancs, pour une fonction de lieu de concentration de commerce informel. Un bon argument s'il en est pour l'autorité locale: servir les habitants en protégeant un bien public qui leur est destiné. Par contre, pour les marchands ambulants, la fermeture de cet espace est sentie comme une violente privation d'un dû pour des personnes qui n'ont que ces petits commerces pour survivre. D'où un grand mécontentement qui semble assez logique: si on les prive de cet espace source de leur gagne-pain, quelle est la solution de rechange? Aucune solution satisfaisante pour l'instant. D'où le sit-in où l'on répète des slogans contre les autorités locales et la commune de Bernoussi. Un peu partout dans la ville, et pas seulement à Bernoussi, les marchands ambulants sont, de temps en temps, pris à partie par les forces de l'ordre parce qu'ils occupent la voie publique. Et ce n'est pas la première fois qu'une esplanade de mosquée est clôturée pour protéger la porte de l'envahissement des étalages. Le nombre des marchands ambulants étant de plus en plus importants, les étalages investissent toute superficie, places, trottoirs et avenues passantes. Le phénomène est archiconnu et des tentatives de solutions avaient eu lieu pour y faire face, notamment pour organiser cette activité du commerce informel à Derb Soltane. Mais aujourd'hui, sur le terrain, le constat c'est que rien de concret ne semble avoir été fait, aucune solution radicale trouvée. Toutes ces enquêtes chiffrées, ces plans d'organisation par emplacements et horaires, ce n'était qu'une épée dans l'eau. Depuis des décennies, on pensait qu'on pouvait sédentariser les marchands ambulants pour en finir avec le phénomène. Ces marchands étaient intégrés dans des marchés municipaux en dur. Mais contre une poignée sédentarisée, d'autres plus nombreux viennent prendre leur place. A moins que ce ne soit aussi les anciens devenus patentés qui reviennent vers l'ancienne méthode d'occupation de la voie publique où le flux des passants, potentiels clients, est le plus dense. Les étalages sur la voie publique semblent fonctionner comme un racolage du chaland à grande échelle. Les étalages se bousculent d'ailleurs jusque sur la chaussée obstruée pour la circulation.
Démographie en mouvement
Loin de reculer, le nombre des marchands dits ambulants dans la région du Grand Casablanca avance. Il atteint les 128.572, soit 10 % du total des personnes actives au niveau de la région, selon des estimations de la direction régionale du Haut Commissariat au Plan (HCP) à Casablanca, des estimations qui datent déjà. Depuis le temps, pas mal d'eau aura coulé sous les ponts. A Bernoussi, il ne fait pas de doute que, pour les marchands s'activant à proximité de la mosquée, c'est l'annonce de l'interdiction pour eux, d'exercer dans l'espace situé devant la porte principale de la mosquée et des allées du jardin public voisin. En réalité, ce jardin a toujours été mal entretenu. La commune, il y a quelque cinq années, avait massacré impunément une grande partie de ses grands arbres, une trentaine, sous prétexte d'empêcher les vagabonds et délinquants de s'y cacher ! Au lieu de chasser les délinquants, on a préféré couper les arbres ! avait-on ironisé à l'époque. Cela n'a pas empêché pour autant que le jardin devienne un nauséeux dépotoir puisque le concessionnaire de collecte des ordures, Tecmed, y déposait en toute tranquillité ses bacs souvent débordant de déchets, ce qui empoisonne l'environnement. Pour leur part, les marchands n'investissaient les allées qu'après la prière d'al-Asr et encore plus le soir après la prière du moghreb. Car pendant la journée, ce commerce d'étalage est banni par la force des choses faute de clients, ceux-ci ne venant rôder dans les environs que le soir quand les rayons du soleil ne tapent plus dur sur la tête. L'horaire semble coïncider aussi avec la sortie des travailleurs des différentes zones industrielles et l'endroit est un passage de transit avec différentes stations de taxis pour diverses directions: Sidi Moumen, Hay Mohammadi, Ain Sebaa, Mohammedia On est donc en plein poumon du centre marchand du grand quartier très convoité par les petits commerçants où la population afflue chaque jour en grand nombre en quête de petites bonnes affaires. «Que ferons-nous par la suite si on nous empêche de travailler ici? Qu'on nous trouve des solutions de rechanges!» demande un des marchands, assis sur le gazon à l'ombre d'un arbre. La quarantaine, vendant des chaussures, espadrilles, sandales usagées, il avait travaillé auparavant dans une usine de textile qui avait fait faillite et il s'est retrouvé au chômage. «Ça fait au moins quinze ans que je m'adonne au commerce à la sauvette et quelques trois ans dans cet endroit. Si on nous ôte la possibilité de travailler ici, nous serons obligés d'aller faire le tour des marchés forains, dont celui du dimanche à Louisiä comme je l'ai déjà fait dans le passé, j'ai un ami qui a une voiture, on va à trois ou quatre, on cotise pour le carburant mais c'est embêtant de devoir tout le temps se déplacer». Il ne semble pas désespéré. Faire le marchand ambulant ça ne semble pas avoir si mal réussi pour lui. «J'ai pu acheter un local pour le commerce en faisant des économie, hamdoullah!» dit-il. Mais il n'est pas prêt d'être sédentarisé. Peut-être un jour il va s'y mettre mais pas maintenant où l'on vit toujours au jour le jour. «Ne croyez pas que tout va bien pour tout le monde. Je connais des cas dramatiques, une femme qui a un loyer à payer, le mari l'a abandonné avec des enfants à charge, il y a plein de cas comme ça, il ne faut pas croire qu'on se la coule douce, c'est complètement faux!». La précarité est une réalité palpable. On ne peut jamais généraliser ni dans un sens ni dans l'autre. Pour les passants qui déambulent par le boulevard Abou Darr al-Ghifari aux trottoirs envahis par les étalages, ils peuvent apercevoir le sit-in des marchands près de la mosquée. Ceux-ci brandissent des banderoles où des slogans sont écrits en gros caractères. De même, des morceaux de carton portent des inscriptions diverses. Des restaurateurs à ciel ouvert s'agglutinent à l'autre bout du jardin de la mosquée Tarik munis de charrettes équipées de fourneaux qui vendent des tajines d'abats, de la viande de tête de bovin, d'autres présentent toutes sortes de jus de fruits. Il fallait que l'un invente un procédé pour que d'autres l'imitent. Le tissu des vendeurs se développe par mimétisme. Certains anciens marchands de l'esplanade de la mosquée disent: «Nous étions peu nombreux mais maintenant il y a beaucoup de monde». Il en est qui disent exercer dans les environs depuis vingt ans. Actuellement ils seraient plus d'une centaine de vendeurs rien que dans cette partie de la place de la mosquée.
Ambulant sédentaire
A force de se tenir au même endroit chaque jour, le marchand ambulant devient «propriétaire» de l'emplacement. Il semble normal d'y revenir s'installer chaque jour. On peut dire que c'est une catégorie de marchands ambulants intermédiaire entre les colporteurs marchands à la sauvette qui circulent des kilomètres à pieds pour vendre leurs marchandises transbahutée dans des sacs et usant des mains et des doigts comme présentoirs, ceux qui usent de charrettes tirées par un baudet et ceux dits ferrachas qui déposent à même le sol leur marchandise sur un tissu en plastique façonné de façon à permettre le ramassage rapide et prendre la poudre d'escampette en cas de danger pendant les campagnes cycliques des forces auxiliaires contre les ambulants. Une autre catégorie d'ambulants: ceux qui déposent des tables d'étalage de marchandises. Ces «tables» restent dans certain cas tout le temps, nuit et jour, au même endroit, même la nuit, des étalages en plein air au milieu de la chaussée d'une rue devenue par la force des choses une kissaria de baraquements avec des veilleurs de nuits pour la surveillance. Si ces kissarias en plein air qui couvrent d'étalages certaines rues viennent à être rasées, le mécontentement pourrait être considérable car cette situation est devenue comme un fait accompli en dépit de la loi qui régit les voies publiques de la même manière que les quartiers d'habitats anarchiques. Pour rétablir la situation initiale en récupérant l'espace public tout en préservant la paix sociale, il faudrait d'abord trouver des solutions au niveau de la gestion locale. Le commerce informel est de ce fait devenu un véritable labyrinthe pour les autorités locales: impossible d'en sortir. Aucune solution définitive n'a pu être trouvée aux marchands ambulants malgré les tentatives, comme celle de l'avenue Mohammed VI ex-Médiouna et souk Chamal, rue d'Abyssinie, kissaria Haffari de Derb Soltane. On revient toujours à la case départ. Dans l'intervalle, le marchand ambulant est devenu aussi incontournable comme élément de régulation du circuit de distribution. Bien souvent, dans le passé, on a voulu voir dans le marchand ambulant un réprouvé légalement pourchassé pour son activité qui représente une concurrence déloyale pour le commerce réglementé. Par la suite, il devient toléré, voire tacitement souhaité, parce que l'informel, bien qu'il entraîne de l'évasion fiscale et occasionne la gangrène de la corruption, engendre la création de petites entreprises pour de l'auto-emploi soit des chômeurs en moins. Mais on s'était rendu compte aussi que dans bien des domaines, dont celui de la distribution de produits maraichers, fruits et légumes, l'ambulant s'avère dynamique et nécessaire pour briser des monopoles et faciliter une distribution équilibrée. Dans ce sens, il est très positif, fait partie de la chaîne de distribution et, de ce fait, devient indispensable parce qu'il répond à un manque. A Bernoussi jusqu'à présent, la majeure partie des produits maraicher est vendue par des ambulants.