S'il y a un sujet qui hante tous les esprits ces derniers temps, c'est bien celui de la peur de la montée des islamistes là où les peuples ont pu s'exprimer librement. Les écrits se multiplient pour analyser le phénomène et déterminer l'attitude à prendre vis-à-vis d'une réalité qu'on a longtemps rejetée comme improbable et qui est en train de se réaliser. Aujourd'hui, tout le monde sonde les intentions des «nouveaux arrivants» et s'interroge sur la manière de «gérer» ce «danger», à défaut de pouvoir le contenir. Que l'arrivée des islamistes au pouvoir soit un mal est, pour certains, une certitude qui, comme une évidence, n'a pas besoin d'être vérifiée. Sur quelle base s'est construite cette phobie de ce mouvement ? Sur des modèles et des discours. Ce n'est pas négligeable, mais c'est quand même ne pas rendre justice que de présumer que tous les partis islamistes sont forcément de la même graine et donneront le même fruit amer. Le danger n'est certes pas exclu mais la vigilance ne justifie pas l'injustice. Le projet des partis islamistes fait peur parce qu'il est vu et appréhendé à travers deux expériences traumatisantes pour l'Occident : l'Iran des mollahs et l'Afganistan des Talibans. Le fait que dans ces deux pays, les islamistes ne soient pas arrivés au pouvoir par les urnes mais par une révolution et une guerre n'entame en rien la force de la conviction que c'est là le seul modèle qu'un parti islamiste puisse offrir. Il faut dire qu'il n'y avait pas encore ce «contre-exemple» que ne cessent de brandir les islamistes aujourd'hui : l'AKP turc avec sa réussite économique et sa préservation de la paix sociale. «Une exception qui confirme la règle», avancent les sceptiques qui ne croient pas en la normalisation des partis islamistes. Là encore, on considère la question en termes d'une réalité profonde qu'essaye de masquer une image affable et soporifique dont le rôle est de faire passer un projet dangereux. Les islamistes seraient dangereux parce qu'ils ont appris à jouer de la modernité et à ajuster leur discours aux circonstances et aux forces en présence. Mais au fond, ils restent dangereux car leur idéologie est fondamentalement autoritaire. Elle se réclame d'une vérité divine qu'on ne peut ni questionner ni remettre en cause. Cette «réalité» est le fruit d'une déduction qui n'est blâmable que dans la mesure où elle se présente comme l'unique vérité. Plus sérieux certainement est l'argument qui se méfie des islamistes pour les risques qu'ils présentent pour les libertés individuelles. C'est l'imposition d'un ordre moral dans le domaine de la vie privée qui pousse certains à penser que les islamistes constituent un danger pour les libertés. Ces mouvements, aussi bien au Maroc qu'en Tunisie et demain en Egypte, rencontreraient des résistances féroces s'ils envisageaient d'imposer une manière d'être au lieu de s'attaquer aux vrais problèmes. On se rappelle de ces élus locaux du FIS algérien quand ils ont géré des communes et se sont attachés à interdire aux femmes l'accès aux plages et que leur seul programme était de ramener par la force de l'interdiction et de l'imposition une pureté comportementale qui correspondait à l'idée qu'ils se faisaient de la Cité idéale. Ils n'étaient ni efficaces ni intelligents. Pas efficaces parce qu'une plage sans femme n'a jamais contribué à la croissance économique ni à la lutte contre le chômage. Et peu intelligents parce qu'ils ont véhiculé d'eux une image exécrable, qui correspondait certainement à leur réalité. La peur qui accompagne la montée des partis islamistes en Afrique du Nord tient un peu à cette croyance que, aujourd'hui, ces islamistes sont devenus plus intelligents sans être pour autant efficaces. Les laïcs, les athées, les modernes, les homosexuels, les non-pratiquants, les femmes non voilées, etc. ont tous peur que demain on leur montre le chemin qu'ils devront emprunter pour être conformes aux bonnes règles. Si le programme de ces partis se limitait à cela, ou même si ces éléments n'en constituaient qu'une infime partie, ils rateraient à n'en pas douter leur rencontre avec l'histoire. Benkirane et Ghannouchi ne manquent aucune occasion pour clamer fort leur intention de ne pas toucher à la vie privée des gens. C'est leur destin. Il faut qu'ils l'affirment et le réaffirment s'ils veulent dissiper les peurs réelles et celles qui ne sont que feintes. C'est ainsi qu'ils pourront lutter contre une image qui leur colle à la peau, justement ou injustement, peu importe. C'est encore leur destin et ils ne pourront pas faire l'économie d'une communication harassante parce que répétitive et parce que sentie comme injuste. C'est ainsi qu'ils arriveront à convaincre qu'ils sont «un parti comme les autres», comme ne cesse de le répéter Benkirane. Ils ne devront pas reprocher aux gens de se méfier d'eux, il faudrait qu'ils puissent réellement les rassurer par le discours dans un premier temps et par les actes par la suite. C'est pourquoi aucun chef de gouvernement n'est aussi contraint à la communication que ne l'est Benkirane. Façonner son image, rassurer et convaincre avant même de pouvoir agir, voilà le destin de Benkirane et celui du PJD. Ce n'est pas une mince affaire. Et on voudrait nous faire croire que c'est «un parti comme les autres» ?