C'est en une sorte de combat à «huis clos» déguisé que se joue, désormais, la bataille féroce que se livrent Maroc Telecom, l'opérateur historique national, et son concurrent, France Telecom. Cette affaire dévoile les dessous de la conquête africaine où se se sont engagées les deux multinationales et qui prend l'allure d'une lutte acharnée, surtout depuis que l'opérateur français s'est emparé de 40% du capital de Méditel, deuxième opérateur marocain, sans perdre de vue le fait que Maroc Telecom est également filiale à 53% du géant français Vivendi. Cette affaire aurait pu se résumer à un duel franco-français, par filiale marocaine interposée. Ce n'est évidemment pas le cas, puisque dans cette conquête africaine, c'est bien Maroc Telecom qui fait figure de joker, pour Vivendi. Jusque là, le match est «assez serré», puisque les acquisitions se succèdent, au fur et à mesure, entre les deux opérateurs. Néanmoins, l'avantage est du côté de Maroc Telecom, qui a une bonne longueur d'avance. L'opérateur historique marocain a ainsi raflé plusieurs compagnies publiques africaines, ce qui constitue incontestablement un atout considérable, au vu de leur positionnement sur leurs marchés respectifs. C'est le cas des filiales mauritanienne (Mauritel) burkinabée (Onatel), malienne (Sotelma), gabonaise (Gabon Telecom). Mais en termes de couverture pays, c'est France Telecom qui sort largement vainqueur, avec une présence dans plus d'une dizaine de pays africains, sous sa marque Orange (Cameroun, Egypte, Côte d'Ivoire, Mali, Tunisie, Niger, Sénégal ...). Jusque-là, les deux opérateurs ont évolué dans un climat de concurrence loyale. La confrontation entre les deux opérateurs était devenue naturelle, puisqu'ils ont concouru sur plusieurs dossiers, au point où lors du lancement de l'appel d'offres concernant la privatisation de l'opérateur public béninois, Bénin Telecom SA, Abdeslam Ahizoune, PDG de Maroc Telecom, a affirmé sans ambages «qu'une fois encore Maroc Telecom se retrouve en concurrence avec France Telecom». C'était pourtant cet épisode béninois qui est venu amplifier la tension palpable qui accompagnait les ambitions expansionnistes des deux opérateurs. La poudrière béninoise Pour comprendre les méandres de cette rocambolesque affaire, un retour sur le processus s'impose, car c'est au fil du temps que, par la force des choses, Maroc Telecom s'est vu évincée d'un marché qu'elle avait presque acquis. L'affaire commence en 2007, lorsqu'après plusieurs années de tergiversations et d'hésitations, le gouvernement de la République du Bénin a décidé de lancer le processus de privatisation de la compagnie nationale de télécommunications, Bénin Telecom SA, ainsi que ses filiales à 100%, Libercom, spécialisée dans la téléphonie GSM. Plusieurs scénarios ont été annoncés, à l'époque par les autorités béninoises, notamment celui d'une recapitalisation en Bourse, qui serait suivie d'une cession partielle à un partenaire stratégique. Suite à l'appel d'offres de pré-qualification lancé en novembre 2009, pour la cession, finalement décidée, de 51% de la compagnie, six opérateurs ont été retenus. Il s'agissait de Maroc Telecom, France Telecom, Tunisie Telecom, le soudanais Expresso Telecom, Deutcsh Telecom et le libyen Green Telecom. Après plusieurs mois de consultations et d'attente, le processus de privatisation a été relancé en mai 2010, avec comme principaux favoris France Telecom et Maroc Telecom. À l'époque, l'opérateur marocain avait même l'avantage des pronostics, au regard des conditions de reprise qu'il avait soumises, notamment sur le volet social, c'est-à-dire le maintien de l'effectif des salariés. Une mission d'experts de la compagnie avait même séjourné au Bénin pour boucler les détails et comme on s'y attendait, le marché a été attribué à Maroc Telecom, qui a été désigné, par une décision du gouvernement béninois, prise en fin janvier 2011, adjudicataire provisoire (www.lesechos.ma). Il faut noter qu'à ce niveau, un détail de taille n'est pas à négliger, car c'est ce qui démontre le caractère assez particulier de la procédure. Outre le plan social, qui consiste à sauvegarder tous les emplois, le choix de Maroc Telecom a été justifié par le fait que c'est l'acquéreur qui a proposé la meilleure offre avec 26 milliards de FCA sur la table, suivi par le soudanais Expresso, qui a soumis une offre de 17milliards de FCFA. France Telecom, qui n'avait pas déposé d'offre, avait tout simplement demandé l'annulation de la procédure, s'appuyant sur l'avis de la commission technique de privatisation, qui avait demandé d'ajourner le processus pour «offre infructueuse». Il est vrai que le gouvernement avait évalué le coût de la privatisation à 93,5 milliards de FCFA, mais dans le même temps, la compagnie croulait sous une dette estimée à près de 200 milliards de FCFA, selon des sources syndicales internes. France Telecom pour sa part, avait des visées plus ambitieuses, puisqu'elle avait conditionné sa participation à un package de Bénin Telecom SA avec Bell Bénin SA, le 4e opérateur GSM du pays, une compagnie détenue à 33% par un influent homme d'affaires et politicien du pays. Une belle opération, puisqu'elle permettait de faire d'une pierre deux coups, en s'adjugeant une importante part de marché et en faisant face à l'emprise du géant sud africain MTN, déjà présent sur place. La confirmation du marché qui n'était alors qu'une question de jours pour Maroc Telecom, a pris une autre tournure, les lobbys politiques ayant eu raison de la volonté des autorités béninoises de boucler la transaction pour sauver la compagnie nationale. De revirements en rebondissements, Maroc Telecom s'est vu progressivement évincé de la procédure. Un temps, il a été avancé l'idée d'une mutualisation de Libercom, qui serait donc détachée de sa maison mère Bénin Telecom, avec Bell Bénin SA. Un deal qui n'offrait rien de juteux, puisqu'il ne serait resté dans l'actif de la compagnie publique que la gestion du fixe et des équipements, doublée d'un lourd passif. Revirements à répétition Alors que la procédure traînait, en février dernier, Maroc Telecom et France Telecom se sont retrouvées encore en lice pour la reprise de Bell Bénin SA, avec son million d'abonnés. Alors que l'annonce du gagnant de l'opération était imminente, au mois de mars, France Telecom est revenue à la charge avec une proposition alléchante pour la reprise des deux opérateurs. Une offre qui a séduit, apparemment, les autorités béninoises, puisque non seulement la procédure de privatisation de Bénin Telecom SA a été suspendue avant terme, mais les négociations ont été entamées avec la filiale de l'opérateur français, Orange. Enfin, coup de théâtre, début août, alors qu'il ne restait que les dernières retouches à apporter à la conclusion du contrat selon la formule du package Libercom-Bell Bénin, de sources proches du dossier ont annoncé la rupture des négociations avec l'homme d'affaires béninois Issa Salifou, PDG de Bell Bénin. Entre temps, les pressions de toutes sortes ainsi que les coups d'éclat sur fond de conflits sociaux à répétition ont émaillé le processus, qui fait, désormais, figure d'une grosses épine au pied de l'Etat béninois. À l'heure actuelle, les négociations se poursuivent entre les autorités béninoises et les différents opérateurs. Toutefois, c'est désormais France Telecom qui fait figure de favori. Pour cela, l'opérateur français s'est engagé à prendre en charge la colossale dette de la compagnie, sans toutefois écarter un plan de licenciements sur lequel le gouvernement béninois, sous la pression des syndicats a du mal à céder. Pour ne rien arranger à la polémique, l'ancien directeur de Bénin Telecom SA, un proche du président béninois Yayi Boni et qui semblait pencher pour l'offre de l'opérateur marocain, Patrick Bénon, s'en est allé au mois de juillet dernier pour d'autres horizons plus cléments ... à Orange France ! Entre temps, Bell Bénin est toujours à la recherche d'un nouveau repreneur. Ce cocktail d'ingrédients laisse présager que de nouveaux rebondissements sont encore possibles et que tout n'est pas perdu pour Maroc Telecom, qui pourrait se contenter de Bell Bénin, comme lot de consolation. Stratégies de conquête «À armes inégales, combat inégal»! Pour jouer dans la cour des grands, Maroc Telecom sera non seulement amené à débourser gros mais aussi à compter sur les «affinités». La compétition est en effet des plus rudes sur le continent avec, en toile de fond, la présence de plusieurs mastodontes à l'affût de toute opportunité. Parmi les géants actuellement en lice pour la conquête du marché africain, outre France Telecom, on compte les Sud-africains MTN et Vodacom, l'Egyptien Orascom, l'Indien Bharti Airtel, le Luxembourgeois Millicom ou le Koweïtien Etisalat. La guerre féroce que se livrent ces opérateurs se décline en différentes stratégies, dont celle dite «des rouleaux compresseurs» pour les gros investisseurs qui n'hésitent pas à débourser des milliards d'un coup pour accéder, simultanément, à plusieurs pays. À côté, il y a les adeptes du principe «lentement mais sûrement», comme c'est le cas pour Maroc Telecom. Pourtant, l'accès aux marchés n'est que la première étape de la concurrence, puisqu'une fois installée, place à la guerre des prix et des promotions. Un jeu qui profite, il est vrai, aux consommateurs ! Un marché... très porteur ! Si les ambitions de l'opérateur national Maroc Telecom étaient depuis plus d'une décennie un objectif prioritaire, l'engagement de son homologue français est relativement récent. Il est vrai qu'en raison du passé colonial de son acteur de référence, France Telecom était présente, de façon mitigée, au «starting box» de plusieurs procédures de privatisation ou d'acquisition de licence au niveau de certains pays, mais sans toutefois y mettre les moyens qu'il aurait fallu. Le marché n'était pas assez intéressant à l'époque pour la multinationale, surtout pour le cas des compagnies publiques dont beaucoup croulaient sous de lourds, parfois très lourds passifs et des effectifs pléthoriques. C'est ce qui explique que dans bien des pays, considérés pourtant comme la chasse gardée de la France, au plus fort temps de ce qu'on appelait «la Françafrique», l'opérateur français n'était pas au rang des compagnies qui ont accédé à ces marchés lors de l'attribution des premières licences GSM comme Celtel, MTN ou Vodacom, pour ne citer que ceux-là. Mais depuis, les choses ont changé. Le continent est devenu l'un des marchés les plus prometteurs pour la téléphonie mobile, l'Internet et même la fourniture de services. Selon une étude du cabinet Ernst&Young, le taux de croissance du marché africain pour la téléphonie mobile culmine à près de 50% depuis 2002, soit la plus forte croissance mondiale. Une croissance qui n'est pas prête de s'arrêter, avec un taux de pénétration tournant autour de 40% et même plus de 90% dans certains pays. À l'horizon 2014, la taille du marché devrait friser le même volume que celui de l'Inde ou de la Chine, soit plus de 550 millions d'utilisateurs en 2013 selon le cabinet international WCIS, spécialisé dans le consulting en télécommunications. De quoi ameuter les grosses compagnies internationales du secteur, européennes, africaines, chinoises et même indiennes avec l'arrivée de Barthi Airtel l'année passée, qui a réussi à mettre d'un coup, son pied dans une dizaine de pays en rachetant les filiales de l'opérateur Zain, lui-même, repreneur de Celtel. Les majors européens n'ont pas fait dans la dentelle, surtout avec les compagnies françaises dont l'intérêt devient de plus en plus agressif sur le continent. France Télécom s'est, au fil des années, imposée comme l'un des opérateurs les plus présents sur le continent, avec sa marque Orange dans une dizaine de pays. Le plus, pour l'opérateur français, c'est qu'il a pu se positionner sur certains pays anglophones qui étaient jusque-là la chasse gardée du géant Sud-africain MTN et, dans une moindre mesure, des compagnies nigérianes, le plus grand marché d'Afrique. Prochain match au Niger ? C'est dans cette rude concurrence que l'opérateur marocain veut tenter sa chance. Après une entrée réussie en Mauritanie, en 2001, Maroc Telecom a continué à étendre progressivement son réseau avec de grands succès comme au Burkina ou au Mali. À plusieurs reprises, il s'est retrouvé sur la ligne d'arrivée avec France Telecom, comme tout récemment au Niger, pour l'attribution d'une licence. Un marché attribué finalement au Français, qui a dépassé de peu le Marocain en terme d'offre. Un marché sur lequel on pourrait éventuellement retrouver les deux concurrents, les prochains mois, avec la décision du gouvernement nigérien de mettre sur le marché une 5e licence dont l'appel d'offres est déjà lancé. Il est vrai que Orange est déjà présente sur le marché, mais l'expérience béninoise prouve que le match n'est pas encore terminé. D'autant que la compagnie publique du pays, Sonitel SA et sa filiale GSM Sahelcom, sont à la recherche d'un nouveau repreneur après la série de déboires qu'a connu l'exploitation faite par un consortium sino-libyen (ZTE/Laaico). Maroc Telecom s'est jusque-là concentré sur l'Afrique de l'Ouest, dans des pays assez proches du Maroc. L'expérience béninoise servira-t-elle à l'opérateur historique pour élargir ses horizons africains traditionnels ?