Notre confrère Driss Chahtane est enfin libre. L'information est tombée vendredi en fin de journée. Un geste hautement symbolique de la part du souverain. Mais est-ce pour autant qu'on pourrait dire qu'une page sombre est tournée, et que la presse peut aspirer à un avenir plus serein, en marge du dialogue avec les différentes composantes de la société ? Difficile de le dire, puisque 24 heures avant cette libération tant attendue de Driss Chahtane, un autre confrère venait d'écoper d'un jugement des plus sévères. Six mois de prison ferme, pour une rocambolesque «affaire» immobilière ! Il s'agit de Taoufik Bouacherine, directeur de publication du quotidien arabophone «Akhbar Al Yaoum Al Maghribia».Quelques jours auparavant, un ex-confrère, Ali Amar, qui avait quitté «Le Journal Hebdomadaire» avant son interdiction définitive, était interpellé par les services de police pour une «affaire» anodine de litige commercial. Il a fait l'objet d'interrogatoires marathoniens et d'une garde à vue, en attendant son jugement, demain mardi. Au rythme où vont les choses, nous sommes en mesure de prévoir le pire concernant cette affaire. Lynchage Que faut-il retenir ? Toutes ces «affaires» de droit commun auraient pu passer inaperçues, s'il n'y avait pas eu une volonté délibérée de sur-médiatisation. Plus qu'une supposition, c'est aujourd'hui un fait. Un lynchage dans des supports «assujettis», prélude à une lourde condamnation, sans commune mesure avec les délits reprochés à nos confrères. Loin de nous l'idée que les journalistes sont au-dessus de la loi, aucun journaliste au Maroc ne revendique ce statut. Le débat est donc ailleurs. Les arguments avancés ne sont que l'arbre qui cache la forêt. À cet égard, une rétrospective s'impose. Octobre 2009, Driss Chahtane emprisonné pour un article d'opinion, en dépit de ses excuses à qui de droit. Le directeur de «Al Jarida Al Oula, Ali Anouzla condamné pour les mêmes raisons et les locaux du quotidien arabophone Akhbar Al Yaoum sont fermés, avec une condamnation de trois années de prison avec sursis à l'égard de son directeur Bouachrine. Autant de faits qui montrent clairement que l'Etat avait décidé de procéder à un grand ménage dans la presse. La vague d'indignation dans les médias internationaux et auprès d'ONG de renom ne s'est pas fait attendre. Pour se rattraper et soigner son image, l'Etat a décidé de jouer le jeu du dialogue et de la participation active à la mise à niveau du secteur à travers le fameux dialogue «Médias et société» qui est loin d'avoir tenu ses promesses. Changement de stratégie Trois mois après, changement de stratégie. «L'affaire» du Journal éclate au grand jour. Le plus gênant des supports marocains ne payait pas ses impôts ! Pire, cela faisait des années que ça durait. Mais en janvier, le verdict est tombé. Vous payez ou vous fermez boutique ! Les journalistes n'y ont rien trouvé à redire. L'argument était bien ficelé cette fois-ci. Et comme on pouvait s'y attendre, la presse «dédiée», n'a trouvé aucune gêne à s'acharner sur un journal dont on venait de déclarer la mort, un fait qui devait provoquer un deuil et non une célébration, quoiqu'on puisse être en divergence avec sa ligne éditoriale. On croyait que ce malheureux feuilleton allait prendre fin, et que ce dialogue Etat/presse pourrait enfin réguler la relation tendue entre l'Exécutif et le 4e pouvoir. Il n'en fut rien. Le premier semestre 2010 a apporté son lot de surprises. Une nouvelle forme de cueillette à froid allait être déclenchée. Rien à voir, cette fois-ci, avec de la censure classique, interdiction de journaux ou encore emprisonnement pour délit d'opinion. La nouvelle formule repose sur un discrédit à leur faire subir, fruit d'un génie qui n'a pas de limites. Les faits sont là pour en témoigner. Après la fermeture, en janvier 2010, pour les raisons évoquées ci-dessus, du Journal Hebdomadaire, on assistait, en février 2010, à un acharnement médiatique contre le quotidien arabophone «Al Jarida Al Oula». Encore une fois, profitant de ses difficultés financières, le directeur de ce journal, réputé pour sa plume acerbe a été «obligé» à mettre la clé sous le paillasson en avril dernier. Même l'investisseur qui voulait renflouer les caisses du quotidien, a été dissuadé de le faire. Le même mois, on «déterre» une affaire banale dont Taoufik Bouacherine, directeur du quotidien arabophone «Akhbar Al Yaoum», avait été victime et à l'issue de laquelle le tribunal lui avait donné raison en 1èreinstance et en appel ! Retournement de situation, le même Bouachrine devient coupable d'«escroquerie». Il n'en fallait pas plus pour qu'une certaine presse monte au créneau. Coup de théâtre, la Cour, sans prendre en considération les premiers jugements, le condamne à six mois de prison fermes ! Cette tendance allait se confirmer avec l'interpellation de Ali Amar, suite à un litige commercial avec son associée. Alors même que des milliers d'affaires semblables traînent dans les tribunaux du royaume depuis des années, celle-ci allait être surmédiatisée. Ali Amar a ainsi été malmené entre commissariats, procureur du Roi et tribunal pendant plusieurs jours. La justice prononcera demain, mardi 15 juin, son verdict. D'aucuns s'attendent à une peine de prison ferme assortie d'une arrestation immédiate. Notre confrère «Maroc Hebdo» dénonce, dans sa dernière livraison, le fait qu'un richissime homme d'affaires ne soit nullement inquiété alors qu'il est l'objet d'un mandat d'arrêt pour chèque sans provision d'un montant d'un milliard de centimes (dix millions de dirhams). On est donc très loin des «vingt mille dirhams» pour lesquels Ali Amar risque la prison.Deux poids et deux mesures et un jugement d'une autre époque. Piètre prestation d'un Etat, qu'on disait en pleine dynamique, en mutation profonde et en phase d'ouverture salutaire. Désormais, les journalistes doivent raser les murs et ne répondre à aucune provocation (et encore !), s'ils ne veulent pas se voir désignés «coupables» d'être des «dangers publics».