Le PJD a gagné le pari de la normalisation avec le pouvoir, mais doit en assumer le coût. Les élections, la démocratie interne, l'érosion du pouvoir…, autant de défis que doivent affronter les islamistes. Trois ans de pouvoir, ça change un parti. L'USFP en a eu la preuves après l'épisode de l'alternance. Le PJD n'échappe pas non plus à la règle. Sous la carcasse solide et visiblement à toute épreuve se cache une formation en pleine mutation et surtout objet à des tiraillements internes à peine voilés. Pas plus tard que le week-end dernier, et pendant la session de son conseil national, l'ancien secrétaire général et ancien ministre des affaires étrangères, Saâdeddine El Othmani, a appelé les membres du conseil national, qu'il préside depuis 2008, à ne pas hésiter à s'opposer à la direction du parti et au gouvernement. Ce qui pourrait être a priori un appel à camper le rôle de l'opposition en lieu et place de l'opposition officielle, considérée comme faible et limitée par le PJD, dans un savant jeu de rôle dont seuls les islamistes en ont le secret. Cela exprime néanmoins l'étendue du différend qui oppose le président du conseil national et le chef du parti malgré l'accolade largement médiatisée entre les deux hommes au début de cette session du conseil. Ce n'est pas la première fois que le président du «parlement» du parti signe une telle sortie. Il avait auparavant critiqué la manière dont le chef du parti a conduit les négociations ayant abouti à la formation du deuxième gouvernement comme il a exprimé son mécontentement quant à la gestion du parti. El Othmani a par ailleurs appelé les militants du parti à ne pas cautionner toutes les actions du gouvernement, quelles qu'elles soient et surtout éviter les discours laudateurs creux. Peut-on, pour autant, parler d'un début de malaise? Ce qui est sûr, en tout cas, c'est que d'autres signes ont été perceptibles ces derniers temps. Il y a quelques mois, au mois d'août précisément, le MUR, la matrice du PJD, tenait son congrès. Le mouvement devait renouveler son bureau et réélire son président. Ahmed Raissouni, l'ancien président, et Saâdeddine El Othmani étaient en lice pour succéder à Mohamed Hamdaoui et, contrairement aux attentes, les bases placent un jeune quasi inconnu du grand public, Abderrahim Chikhi, membre du cabinet du chef du gouvernement à la tête du MUR. Pour ceux qui connaissent l'ascendant du mouvement sur le parti, le syndicat (UNTM) et même sur une partie du gouvernement (plusieurs ministres PJD et les membres de leurs cabinets sont des membres du MUR), ils comprendront le sens de cette élection et surtout la fronde qu'elle pourrait susciter. L'homme peut tuer le parti Un peu plus tard, Mohamed Yatime, député, patron du syndicat, dirigeant du MUR mais aussi un des idéologues les plus en vue du PJD, se trouve dans une mauvaise posture. Son fils vient de gagner au poker dans un tournoi international et le père se lance dans une explication laborieuse, démontrant que le poker est davantage un jeu d'intelligence que de hasard sans arriver à en convaincre ni les bases islamistes ni la direction qui estiment que son attitude égratigne l'image de la mouvance et les valeurs qu'elle défend. Et pour ne rien arranger, ce proche de Benkirane s'est vu rappeler les conditions dans lesquelles il a été élu (en novembre 2011) lors d'un meeting dans sa circonscription à Sidi Moumen à Casablanca. Son déplacement a été «célébré» par la démission d'une vingtaine de cadres locaux du parti et de plusieurs centaines de militants. Autre signe de malaise, en pleine déconfiture de l'islam politique dans la région, principalement en Tunisie, à l'issue des dernières élections présidentielles et législatives et un peu plutôt en Egypte, Abdelilah Benkirane signe une sortie fracassante. Il déclare à un quotidien panarabe qu'il «est musulman et non islamiste, qu'il n'aspire pas du tout à changer la société marocaine». Une précision qui ne sied pas forcément aux bases de son parti qui ont fait de l'islamisme sociétal leur cheval de bataille pour conquérir l'électorat. Ce qui est encore plus déconcertant, c'est cette sortie d'un autre dirigeant islamiste, l'ancien patron de la jeunesse PJD, Aziz Rebbah, dans laquelle il n'écarte pas une possible alliance gouvernementale avec l'ennemi juré du parti, le PAM. Sa déclaration a choqué plus d'un dans son parti. Que le ministre de l'équipement (et l'un des faucons du PJD) ait évoqué dans un entretien à la presse la possibilité pour son parti de s'allier au PAM, cela ne pouvait pas passer inaperçu, en effet. Surtout dans un parti qui a toujours considéré comme une ligne rouge toute évocation d'une probable alliance avec le PAM. Un parti dont les islamistes souhaitent ouvertement la dissolution. En parlant de comportement, Mohamed Hamdaoui, l'ancien président du MUR, fait une analyse dans le journal du MUR, Attajdid, pour le moins inattendue. Il estime que «la force d'un dirigeant ruine le développement de l'institution qu'il dirige». Et que «quand un chef charismatique dirige un parti, il transcende les structures de sa formation, et met en péril son devenir et le renouvellement de ses élites». De qui parlait-il ? Certains, en tout cas, y ont vu une allusion à peine voilée à Abdelilah Benkirane himself… Le danger vient de l'intérieur On n'oubliera pas non plus cette étonnante escalade, par syndicat interposé, entre le patron du syndicat, Mohamed Yatime et le ministre de la justice et néanmoins membre du secrétariat général du parti, au même titre que Yatime, à propos d'une série de nominations au ministère dont le syndicat n'est pas du tout content. Le fait que les deux hommes se côtoient au sein de l'instance dirigeante du parti n'a pas empêché le ministre de vouloir remettre le syndicaliste à sa place. Ce n'est donc pas par hasard si le chef du groupe parlementaire du parti, qui compte 105 membres, à la première Chambre met en garde contre le danger interne pour le «projet» de la formation islamiste. Selon Abdellah Bouanou, le danger que pourrait menacer le parti et son projet de société ne peut venir que de son intérieur, de ses propres rangs, dit-il en substance. Pour lui, «l'entrée la plus dangereuse pour saper le projet du PJD est l'intérieur. Tout ce qui peut venir de l'extérieur nous saurons y faire face». En même temps, le député prévient les militants du parti contre les risques que pourraient engendrer leurs déclarations, leur comportement, leurs actions et leurs écrits sur le parti. Les députés sont également concernés par cette mise en garde. Le chef du gouvernement ne cache plus son agacement, et il leur fait d'ailleurs comprendre, face aux sorties non calculées de certains députés qui ne manquent souvent pas d'indisposer ses alliés de la majorité. Par ailleurs, et sur le plan électoral, le parti a essuyé deux revers patents. D'abord à Moulay Yaacoub au titre des élections partielles, les troisièmes du genre, face à l'Istiqlal, puis, et c'est la défaite la plus cuisante à Sidi Ifni, également au titre des élections partielles face au…. PAM. Bref, la guerre en coulisses est bien installée et bat son plein au sein du PJD et de sa matrice le MUR. Autrement dit, le PJD s'est déjà mis en ordre de bataille pour mettre en place les nouvelles élites qui le représenteront dans les instances dirigeantes issues des futures élections locales, régionales et législatives. Les élections ont d'ailleurs été l'un des points nodaux de l'ordre du jour de la dernière session du conseil national. Le parti semble avoir tout mis en place, dont une procédure rigoureuse pour le choix de ses candidats, pour remporter les prochaines communales et, par delà, la présidence des principales villes du Royaume. C'est que les prochaines élections communales sont non seulement un véritable défi de la popularité du parti, mais aussi un avant-goût des législatives de 2016. Le pouvoir change Aussi, une procédure rigoureuse, surtout démocratique, est-elle, pour le moment, le seul moyen de départager l'ensemble des tendances qui compose le parti. Il semble toutefois que dans certaines villes, comme Rabat ou Casablanca, cette procédure par laquelle les militants choisissent leurs propres candidats, via un mécanisme long et complexe, n'est pas suffisante puisque c'est le secrétaire général qui choisira lui-même, en fin de compte, les représentants du parti dans les conseils élus de ces grandes agglomérations. En somme, avec le temps le PJD change de morphologie et les règles doivent intégrer ce changement. En effet, à ses débuts, il était formé de trois principales composantes, les membres fondateurs dont les plus en vue sont aux commandes depuis sa création en 1996, les oulémas prédicateurs et les cadres et technocrates (voir encadré). Le changement de camp, de l'opposition au pouvoir, a imposé au parti certaines concessions et bien des révisions idéologiques et surtout un passage du discours à l'action. Cette morphologie basique en a subi les conséquences. Au fil des trois dernières années, le parti a connu une extension remarquable au point de peiner à y faire face financièrement. Le parti a procédé à l'ouverture de plusieurs dizaines d'antennes locales pour répondre à une forte demande d'adhésions conséquence de l'attrait du pouvoir. L'ouverture sur des corps de métiers (avocats, médecins, pharmaciens, hommes d'affaires, …) à travers la création de forums rattachés au parti et la procédure de nomination aux postes de responsabilité telle qu'organisée par la Constitution, ont eu pour conséquence directe un changement notoire dans les bases du parti. Aussi, le véritable défi du parti sera, au-delà des élections, de consacrer la démocratie interne pour départager toutes ces tendances. Et c'est justement pour cette démocratie interne qu'il est à craindre aujourd'hui. La direction du parti a déjà fait montre de peu de rigueur à ce sujet et à maintes occasions, notamment lors du dernier remaniement gouvernemental et bien avant lors de la présentation des listes des candidats du parti aux élections législatives de 2011. Aujourd'hui, à un peu plus d'une année de la date du prochain congrès, les analystes politiques se demandent si Abdelilah Benkirane, dont le parti lorgne bien une victoire aux élections de 2016 –du moins c'est ce que les islamistes laissent entendre-, ne risquerait pas de suivre l'exemple de Abbas El Fassi de l'Istiqlal. Les statuts du PJD, comme ceux de l'Istiqlal d'ailleurs, ne prévoient que deux mandats successifs pour le secrétaire général. M. Benkirane, dont la formation tient son congrès juste avant les élections, en est à son deuxième. Reportera-t-il le congrès pour après les élections ou amendera-t-il ses statuts pour pouvoir rempiler et prétendre, comme le lui prédisent certains sondages, à un nouveau mandat à la tête du gouvernement ? Ce sera un défi que se devra de relever le parti. Mais nous n'en sommes pas encore là. Ce qui, de l'avis des analystes, préoccupe le PJD aujourd'hui, c'est une normalisation avec le pouvoir. Et sur ce point, il a visiblement parcouru beaucoup de chemin. En effet, et contrairement à toute attente, le parti n'a pas été affecté par la régression, au niveau régional, du courant islamiste. Le départ de l'Istiqlal qui devait ébranler le gouvernement et, dans certains des scénarios les plus galvaudés conduire à sa chute, n'a pas non plus égratigné l'Exécutif. Bien plus, la nouvelle majorité a permis au chef du gouvernement de disposer d'une marge de manœuvre plus confortable. Avec le temps, l'actuelle majorité montre des signes de cohésion qui se sont manifestés, pour reprendre les termes d'un responsable du parti, par l'élection à une écrasante majorité du candidat de la coalition gouvernementale à la présidence de la première Chambre et par le récent vote de la Loi de finances de 2015, sachant que le projet de budget 2015 représente le cadre financier de plusieurs réformes engagées, ou en cours, par le gouvernement, à savoir la réforme de la compensation, la régionalisation, la réforme de la justice, le développement industriel, la solidarité sociale et autres projets de réformes initiées durant les trois dernières années et qui sont dans leur phase de concrétisation. Le gouvernement mené par le PJD ne pouvait en arriver-là sans le soutien fort de ses alliés, principalement le RNI et le MP et celui inconditionnel du PPS. Autre signe d'apaisement entre le parti et le pouvoir, la retenue dont font preuve, depuis un certain temps, les militants du parti envers les représentants de l'autorité. L'USFP est déjà passée par là, cette quête de normalisation avec le pouvoir conjuguée aux mesures antipopulaires du gouvernement risquent non seulement d'éroder la popularité du parti, mais surtout d'attiser ses dissensions internes.