Le tribunal a prononcé sa propre éviction, accompagnant ce jugement d'une amende de 1 000 DH par jour de retard dans l'expulsion… Au grand dam de l'administration centrale ! Quand on vous dit qu'au Maroc il y a des magistrats formidables ! Il est parfois des situations rocambolesques, où l'on doit se pincer pour être sûr que l'on ne rêve pas. Il y a quelques années, les tribunaux casablancais avaient subi un grand chamboulement. On avait créé des tribunaux commerciaux, administratifs, et disséminé les tribunaux de première instance un peu partout en ville, en fonction des préfectures. Tout ceci répondait certes à un besoin de réorganisation, sauf que l'on ne disposait pas des infrastructures nécessaires, notamment en matière de bâtiments. Ainsi, le ministère de la justice loua à prix d'or un immeuble du centre-ville pour y installer provisoirement le tribunal de commerce, ainsi que sa Cour d'appel. Et un peu plus loin, dans un quartier résidentiel, ce fut une jolie villa qui fut louée pour abriter (toujours provisoirement) les services du tribunal administratif. Ce dernier joue un rôle important dans l'organisation judiciaire, car sa compétence, certes limitée, est néanmoins précise : il statue sur les différents, litiges ou contentieux pouvant opposer les citoyens aux administrations publiques. Et ce ne sont pas les raisons de protester qui manquent : autorisations de construire refusées, permis d'habiter non accordés, contentieux fiscal en matière d'impôts ou de taxes diverses… Les dossiers abondent, et sont traités par des magistrats spécialisés en droit administratif. Le tribunal administratif de Casablanca était alors présidé par une magistrate compétente, aussi bien humainement que juridiquement, et reconnue unanimement comme une juriste hors pair. Mais tout a une fin, surtout ce qui est provisoire. Et au bout de huit années, vint donc le jour où expira le contrat de bail liant le ministère de la justice au propriétaire de la villa. Ce dernier réclama la restitution de son bien, l'administration lui proposa alors une augmentation de loyer subséquente pour prolonger le bail. Elle argua que ses programmes de construction de palais de justice avaient pris du retard, et demanda une prolongation de cinq années. Mais le propriétaire n'était pas d'accord : il voulait récupérer sa villa, en vue d'y installer sa fille récemment mariée. Ce fut donc un dialogue de sourds qui s'instaura pendant quelques mois, avant que, lassé, le propriétaire ne s'adresse…à la justice. Ignorant les règles de procédure, il engagea une action en vue de l'expulsion devant le tribunal de première instance. Lequel se déclara rapidement incompétent, rejeta la demande d'expulsion, mais renvoya le dossier, en toute logique devant …le tribunal administratif. Tout le monde se moqua alors (et à juste titre d'ailleurs) du propriétaire : sa famille, ses amis, ou ses relations d'affaires qui conseillèrent d'abandonner et d'accepter la prolongation du bail ; ce serait une sortie honorable, car on se trouvait dans la situation ubuesque où l'on demandait au tribunal administratif de statuer sur sa propre expulsion ! Pour les juristes auscultés, pour les observateurs des affaires judiciaires comme pour le commun des mortels, la cause était entendue : la demande serait rejetée et le propriétaire en serait pour ses frais. Seulement voilà ! Devant le tribunal administratif, la présence d'un avocat est obligatoire de par la loi. Celui choisi par le propriétaire était un fin procédurier et grand connaisseur du droit administratif et de ses arcanes. Il étoffa donc sa demande d'expulsion de références juridiques, s'appuya sur des jurisprudences locales et étrangères et fit valoir le besoin en logement de son client, cas dans lequel la loi autorise les expulsions, sous certaines conditions. Le dossier fut traité en audience, le défenseur du ministère exposant, quant à lui, la nécessité de rejeter la demande, afin de ne pas perturber le fonctionnement d'un service public. Et donc direction la Chambre des délibérations pour étudier le verdict à rendre, délibéré dirigé par la présidente du tribunal administratif. Qui n'y alla pas avec le dos de la cuillère : dans son jugement fort bien motivé, la magistrate commença par constater que, le contrat de bail ayant expiré, et qu'aucune prorogation n'ayant été faite, il convenait de dire que le maintien dans les lieux du tribunal administratif s'apparentait à une occupation sans titre, donc illégale, que le propriétaire était donc fondé à demander l'expulsion, sans même qu'il soit nécessaire d'invoquer le besoin en logement. Et que puisque le rôle majeur d'un tribunal est d'appliquer la loi, il devait mettre fin au trouble à l'ordre public que constitue une occupation sans titre, et ordonner l'expulsion des «squatters indélicats» (juges, greffiers, personnels divers, etc.). Et voilà comment un tribunal a prononcé sa propre éviction, accompagnant ce jugement d'une amende de 1 000 DH par jour de retard dans l'expulsion… Au grand dam de l'administration centrale ! Quand on vous dit qu'au Maroc il y a des magistrats formidables !