Si la marocanité, ou tamghrabiit comme j'avais osé l'exprimer dans une conférence à Casablanca en mai 2005, est réelle et naturelle, ses dérives ne sont pas moins réelles non plus. J'ai nommé le 16 mai. Une certaine idée du Maroc qui ne peut faire table rase de toutes les strates qui font la geste marocaine ni de ses acquis. Etre aux commandes ne confère pas un droit de propriété, ni s'accommode d'un butin ou octroie un magistère pour donner des leçons. C'était avant le 16 Mai 2003, le centre Tarik Ibn Ziyad, que je présidais, venait de recevoir comme conférencier le grand historien algérien, Mohammed Harbi, qui fut, cela dit en passant, directeur de cabinet du président feu Ahmed Ben Bella. Nous devons nous retrouver pour un dîner qui regroupa l'expression de l'éventail culturel et politique du Maroc, de l'Usfpéiste au berbériste, du militant de la gauche radicale au mystique, de l'Istiqlalien à quelques pontes du Makhzen. Au terme du dîner, M. Harbi lâcha cette réflexion : c'eut été inimaginable que des éléments de familles culturelles et politiques aussi éparses puissent se retrouver ensemble en Algérie. Cette même réflexion faisait écho au jugement d'un autre Algérien, qui a connu le Maroc dans sa fraîche jeunesse, et qui devait assumer de hautes charges dans son pays : on n'imagine pas, disait-il à ses interlocuteurs marocains, que Saïd Saadi (le berbériste) puisse s'asseoir avec Ali Belhaj (l'islamiste), et rappelle que, dans sa jeunesse, il était témoin de débats entre le communiste Hédi Mesouak et le salafiste Allal Fassi (le terme salafiste n'a pas la même connotation qu'aujourd'hui)…Cela me donna à réfléchir. La marocanité devrait-elle être définie par rapport à un espace géographique ou à une idée ? Ce n'est pas à moi d'y répondre, mais à nous tous. Je ne peux, pour ma part, tout au mieux, que déceler le sentiment si ancré de notre subconscient collectif et scruter ses expressions. Il n'est pas à l'abri d'entorses bien sûr. N'étions-nous pas souvent témoins de velléités à uniformiser le Maroc autour d'une unique façon de «penser», d'agir, de parler, de s'habiller, de prier ? Si la marocanité, ou tamghrabiit comme j'avais osé l'exprimer dans une conférence à Casablanca en mai 2005, est réelle et naturelle, ses dérives ne sont pas moins réelles non plus. J'ai nommé le 16 Mai. Une certaine idée du Maroc qui ne peut faire table rase de toutes les strates qui font la geste marocaine ni de ses acquis. Etre aux commandes ne confère pas un droit de propriété, ni s'accommode d'un butin ou octroie un magistère pour donner des leçons. Etre marocain c'est reconnaître à l'islamiste d'avoir ses propres idées, de les exprimer, sans devoir penser être dépositaire de la vérité absolue ou être investi d'une mission divine et d'agir en conséquence. Etre marocain c'est permettre au berbériste de défendre sa langue, sa culture, sa façon de concevoir le monde, sans verser dans l'invective ou la victimisation, l'antichambre de la diabolisation. Etre marocain c'est, tout en étant héritier du mouvement national, s'interdire de se prévaloir d'un quelconque droit de préemption ou ordre de préséance. Une certaine idée de la marocanité rappellera au laïc invétéré qu'il a tout le loisir d'avoir les idées qu'il veut, de mener sa vie comme il l'entend, mais qu'il ne peut aller contre l'éthos de la société. Une certaine idée du Maroc commandera au traditionnaliste, de quel bord qu'il soit, que si la tradition a sa place dans une société, elle ne peut non plus s'ériger en obstacle contre la dynamique de la société, et que le conformisme ne peut conjurer le droit au doute ni au questionnement. Une certaine idée du Maroc fera que le musulman se sente dépositaire de l'héritage juif, que le juif se sente quelque part musulman. Une certaine idée, qui fera que le digne héritier de l'héritage andalou soit conscient de la marque de la culture amazighe et en être fier, que le promoteur de la culture amazighe fasse sien l'âge d'or de l'Andalousie et qu'il s'y penche sans préjugés et se l'approprie à l'occasion. Une certaine idée du Maroc fera que tout en se prévalant d'une quelconque idéologie, famille culturelle, on ne renie pas l'Autre, voire on fait nôtre toutes les autres facettes de notre culture. Une certaine idée qui fait que l'amour qu'on porte pour son pays soit similaire à celui qu'on a pour sa mère : sincère, unique et désintéressé. On peut aimer son pays autrement comme on aime une concubine parce qu'elle est riche et généreuse et qu'on quitte si, par malheur, elle cesse d'être généreuse ou belle. A l'occasion on peut entretenir ou se faire entretenir par plusieurs maîtresses, ou allégeances…Ce n'est pas la bonne manière d'aimer son pays. Ce sont souvent ceux dont la voix porte, hélas, car doués de rhétorique, de parlotte et de moyens. Un concitoyen marocain, qui n'est plus de ce monde, Haïm Zafrani, aimait répéter ce beau vers d'Aragon : «Ce qui a été sera, à condition qu'on s'en souvienne…». Souvenons-nous de ce que nous étions, c'est le seul gage pour être ce que nous voulons devenir. Pour nous, et pour ceux qui pourraient se retrouver dans cette idée, sans être forcément des concitoyens.