4 000 morts, des dizaines de milliers de blessés par an, onze milliards de dirhams (soit 2,5% du PIB), la facture des accidents de la circulation au Maroc est exorbitante. On ne le dira jamais assez. L'actuel code connaîtra-t-il un meilleur sort que l'ancien ? C'est la sévérité des amendes qui fait le plus peur aux chauffeurs professionnels. Gare routière Ouled Ziane, 30 septembre. Quelques heures nous séparent du 1er octobre, jour J de l'entrée en vigueur du nouveau code de la route. Dans la grande gare casablancaise et aux alentours, chauffeurs d'autocars, de petits et grands taxis, de petits véhicules de transport (les fameuses Honda) et de camions, sont à pied d'œuvre. 23 000 voyageurs, 600 autocars par jour transitent par cette gare qui dessert toutes les régions du Royaume. La nouvelle loi alimente presque toutes les conversations. Les analyses abondent, mais tout le monde s'accorde sur la même conclusion : attendre d'abord la mise en œuvre du nouveau code pour voir s'il y a un réel changement de comportement, que ce soit du côté des conducteurs ou de celui des agents verbalisateurs. Cette nouvelle loi fait en effet date dans le pays. Excepté le code de la famille qui avait suscité un débat national au début des années 2000, jamais une loi n'a provoqué une polémique aussi vive, des conversations aussi passionnées et une opposition aussi farouche de la part des syndicats. Le nouveau code de la route est devenu un phénomène social par excellence. «C'est l'occasion ou jamais de mettre fin à l'anarchie qui règne sur les routes marocaines. Certains cabinets d'assurances croulent sous les dossiers se rapportant aux accidents de la route», commente cet avocat au barreau de Casablanca. 4 000 morts, des dizaines de milliers de blessés par an, 11 milliards de dirhams (soit 2,5% du PIB), la facture des accidents de la circulation au Maroc est en effet exorbitante. De tout cela les conducteurs en sont conscients, et les chauffeurs professionnels encore plus. Hassan Zidane est l'un d'eux. Chauffeur d'un grand taxi, il connaît les routes marocaines comme sa poche pour avoir sillonné des centaines de milliers de kilomètres en douze ans. Ce matin, à Ouled Ziane, il faisait sa ronde matinale auprès de ses pairs pour prendre le pouls. «Ce code mettra fin à une siba (anarchie) qui n'a que trop duré, et l'instauration de la carte professionnelle en est l'un de ses grands acquis. Nous comprenons qu'un conducteur en état d'ivresse doit être sévèrement sanctionné. A mon avis, celui-là mérite la peine de mort et pas uniquement la prison», renchérit-il. Les conducteurs portés sur l'alcool s'organisent avec le nouveau code La sévérité de ce nouveau code vis-à-vis des conducteurs portés sur l'alcool fait en effet trembler ces derniers. Conduire en état d'ivresse, selon cette loi, conduit tout droit à la prison suite à la moindre infraction. Certains, qui ont l'habitude de sortir le soir faire la fête, commencent d'ores et déjà à échafauder des plans, comme obliger l'un d'entre eux (on le fait sous d'autres cieux), de ne pas toucher à l'alcool pour pouvoir conduire une fois la soirée terminée. Ou de fidéliser un chauffeur de taxi pour les conduire là où ils veulent. «Payer un taxi à 100 DH me coûtera beaucoup moins cher que de perdre mon permis et payer entre 5 000 et 10 000 DH d'amende pour ensuite aller en taule», se méfie ce quadragénaire qui a l'habitude des bars et des restaurants. Zidane est d'autant plus favorable à ce code car cinq de ses frères ont été tués d'un seul coup dans une voiture, écrabouillés par un camion-remorque. «Je ne m'en suis jamais remis. Le chauffeur de ce camion n'était pas le seul responsable, mais la route aussi. Ce code ne résout pas tout : il faut améliorer l'infrastructure routière, généraliser les plaques de signalisation et faire appliquer avec rigueur la loi par les agents de la circulation». Appliquer la loi avec rigueur, transparence et sans discrimination, nombreux sont les chauffeurs qui le réclament. «Y'en a marre de voir chaque jour des conducteurs jouer des connaissances haut placées pour détourner la loi. cette loi est faite pour être appliquée et respectée par tout le monde», tranche Mohamed Lamzouri, chauffeur de taxi depuis dix ans. Malgré la soixantaine, sa capacité de travail semble encore intacte. Après 25 ans dans la Marine royale, il se convertit à ce métier. Au volant de sa vieille Peugeot 205, il est plutôt serein quand il nous parle du nouveau code. Sera-t-il réellement appliqué après son entrée en vigueur, ou connaîtra-t-il le même sort que l'ancien ? «Il sera appliqué, j'en suis sûr. Mais d'une façon progressive», tempère-t-il. Il croit sincèrement que les pouvoirs publics s'y mettent cette fois-ci, ne serait-ce que pour ramasser plus d'argent, via les amendes qui augmenteront de volume, pour refaire les infrastructures routières. La corruption ? Elle ne disparaîtra pas, «mais les policiers et les gendarmes feront plus attention maintenant que les caméras sont partout». Pas uniquement les caméras. Les gendarmes et les agents de circulation urbaine sont depuis quelque temps dans le collimateur de «snipers» qui les prennent en flagrant délit de corruption et diffusent leurs séquences vidéo sur Internet, et les états-majors n'hésitent pas à infliger des sanctions. Par exemple, plusieurs gendarmes ont subi des mesures disciplinaires ou furent traduits en justice à El Jadida en septembre dernier, suite à la dénonciation du «sniper de Mazagan». Quelque 36 autres gendarmes relevant de la gendarmerie d'Aïn Sebaâ ont été arrêtés depuis le début de 2010, toujours pour corruption. Sauf que cette dernière n'est pas du fait d'une seule partie. «le corrupteur n'en est pas moins coupable», rappelle souvent Karim Ghellab, ministre du transport. Selon Mustapha Hamdaoui, colonel major de la Gendarmerie royale d'Aïn Sebaâ (Al Alam du 20 septembre 2010) entre 1970 et 2010, 122 000 conducteurs, accusés de tentative de corruption, ont été traduits devant la justice, contre 400 gendarmes. En 2010, parmi les 14 000 personnes qui ont été déférées devant la justice pour corruption, on comptait 36 gendarmes seulement, ajoute le même responsable. «ce qui signifie que la corruption n'est pas un comportement propre aux gendarmes», nuance-t-il. En tout cas, une disposition nouvelle est saluée par tous les chauffeurs : policiers et gendarmes portent désormais un badge avec nom, matricule et photo, et l'acte de corruption sera peut-être plus réduit. Les radars automatiques sur les routes qui flashent désormais les voitures en excès de vitesse seront un autre facteur de réduction de la corruption. Lesquels radars se montrent efficaces dès les premières heures de l'entrée en vigueur de la nouvelle loi ce premier octobre. Ces machines automatiques ont pu flasher 1 200 voitures ayant dépassé sur les routes la vitesse réglementaire. A 18 heures, le même jour, ce type d'infraction, parmi les plus courantes sur les routes, rappelons-le, est passé, selon les chiffres du ministère du transport, à 13 467. Mais au delà de la corruption, conducteurs de taxis et de voitures de transport de marchandise (Honda) se plaignent de l'état des routes. «Je me demande comment ce code va être respecté quand on a devant nous des vélomoteurs et des triporteurs qui roulent dans tous les sens, des ferrachas occupant la voie publique. Allez jeter un coup d'œil sur le boulevard Mohammed VI, vous n'avez pas de place même pour une aiguille. L'état des routes est lamentable, partout des crevasses. Pas de parkings et les voitures stationnent n'importe où, on n'a même plus un coin ou s'arrêter pour embarquer les clients», s'indigne un autre chauffeur de taxi. Le code est insuffisant, l'éducation des gens est primordiale Toujours à la gare Ouled Ziane : une cinquantaine d'autocars attendent l'heure du départ. Nous montons dans l'un d'eux qui fait la ligne Casablanca-Tanger, appartenant à «Bismillah Salam», l'une des nombreuses compagnies de transport, ou qui prétendent l'être (certaines n'ont de compagnie que le nom). Ahmed, un quinquagénaire, somnole derrière le volant : c'est le chauffeur. Il tressaute en se découvrant face un journaliste. «Moudawanate Assayr (code de la route) ? J'ignore ce qu'elle contient, mis à part ses amendes excessives. Et c'est moi qui les payerai si je commets des infractions, avec les 2 000 DH de salaire que je touche… ! », se plaint-il. Il y a encore plus prioritaire que cela pour lui, pour assurer une bonne conduite sur les 700 km qu'il parcourt chaque jour : «Un salaire décent, une déclaration à la CNSS et une assurance maladie, je ne demande pas la lune». Nous montons dans un autre autocar qui fait Casa-Fès. Le même propos chez le chauffeur, Hamid. Les conducteurs des autocars, comme ceux des camions, ne comprennent pas qu'un code de la route soit si sévère, au moment où les professionnels (les chauffeurs notamment) ne bénéficient pas d'un minimum de confort matériel. «Je ne comprends pas pourquoi l'Etat ne manifeste pas la même ardeur pour protéger nos droits. Que ce soit avec ce code ou l'ancien, il ne faut pas s'attendre à des miracles, les gendarmes seront toujours à nos trousses», se plaint Hamid. Ces chauffeurs professionnels craignent, avec le nouveau système du permis à points, qu'ils soient mis à la porte par leur patron une fois que les 30 points dont ils sont crédités sont soldés. Et sans permis de conduire ni carte professionnelle, ces chauffeurs ne serviraient plus à rien. Que pense le directeur de la gare Ouled Ziane ? Son bureau est au premier étage du bâtiment. Nous montons l'escalier pour nous retrouver dans un café. Les clients, tout en sirotant leur consommation, conversent du nouveau code. Abdellatif Issaf, le directeur de la gare routière qui nous reçoit dans son bureau, est un homme courtois, la cinquantaine bien entamée. Il est là, depuis cinq ans, à diriger cette gare routière gérée par délégation par une entreprise. Les dispositions du nouveau code sont novatrices à n'en pas douter, sauf que toutes les lois du monde sont inapplicables quand la société n'est pas préparée, dit-il. «Il faut s'attaquer en priorité à l'éducation des gens. Toutes nos lois sont puisées de l'arsenal juridique français, pourquoi ces lois réussissent en France et pas chez nous ? Ce n'est pas le nouveau code qu'il faut incriminer, c'est la conduite des Marocains qu'il faut corriger», conclut-il. Une chose est sûre, tous les usagers de la route font le même constat, 5 jours après l'entrée en vigueur du nouveau code : les conducteurs, professionnels ou non, se montrent désormais très prudents. L'arrêt devant un feu rouge, même s'il n'est pas encore systématique, devient un réflexe, la peur des amendes et la perte de points est là pour dissuader les fautifs.