La réforme du champ religieux a permis aux imams et mourchidates d'être plus proches des gens. La fatwa n'intervient pas dans le champ normalisé par la loi et ne constitue pas une jurisprudence au sens du droit. L'Etat ne réagit aux intrusions dans le champ de la religion que lorsque le message a une connotation politique. Ahmed Toufiq est, depuis novembre 2002, celui qui a la mission particulièrement délicate de piloter la réforme religieuse du pays, entamée dans les années 70, avant de connaître une accélération au lendemain des attentats du 16 mai 2003. Réorganisation du ministère, du corps des oulémas, de la production des fatwas, reprise en main de la gestion des mosquées et des enseignements qui y sont prodigués, rationalisation de la formation et encadrement des imams et prédicateurs, création de nouveaux canaux d'information…, nombreux sont les domaines qui, tour à tour, ont connu soit une réorientation par la mise en place de lois ou de réglementations, soit l'introduction de méthodes modernes de gestion. Entretien avec le ministre des Habous et des affaires islamiques. Le dernier Conseil des oulémas a fermement condamné les récents actes évangélistes. On n'a pas entendu le ministre des affaires islamiques sur ce sujet … Les oulémas sont une institution indépendante, je n'ai donc pas à commenter leurs prises de position. Ce que je peux vous dire sur cette affaire, c'est que le Maroc a toujours joui d'une certaine homogénéité dans son credo. Le pays comprend une population musulmane et une population juive, on y retrouve aussi des chrétiens qui sont de passage et qui ont leurs églises depuis des décennies, et il n'y a ni friction ni conflit. Toutefois, avec les mouvements de prosélytes des dernières années, tout le monde commence à être dérangé, y compris les instances chrétiennes qui exercent ici depuis longtemps. Nous considérons qu'il s'agit là d'une position qui n'est pas saine car on ne doit pas attendre de la communauté des croyants qu'ils dament le pion les uns aux autres, au risque de créer des troubles très graves dans un pays comme le Maroc, où la population n'est pas habituée à ces actes. Depuis 2004, le Maroc a connu une série de réformes sur le plan religieux. Qu'est-ce qui a changé dans le rôle des oulémas ? Tout d'abord, la carte des conseils. Nous sommes partis de 18 conseils à l'échelle nationale et nous sommes à présent à 83. La carte de l'encadrement des oulémas est conforme à celle de l'encadrement administratif. Cette intensification de la présence régionale implique un encadrement plus riche, plus proche. Nous avons également assisté à la mise en place du Conseil des oulémas pour les Marocains en Europe. Sur le terrain, les gens commencent à s'habituer à la présence du Conseil des oulémas et vont lui demander son avis ou même son intermédiation, par exemple pour des problèmes familiaux. La plupart des conseils sont à l'écoute, ils organisent des rencontres pour écouter les gens en détresse. Une bonne partie d'entre eux jouent un rôle social. Ils seraient donc plus proches aujourd'hui des Marocains que par le passé ? En réalité, les alems ont toujours été proches des croyants. Ils étaient connus et les gens venaient en grand nombre les solliciter. C'était ce qui leur donnait une certaine autorité. Les alems ne se sont jamais cantonnés dans leur tour d'ivoire, mais, à présent, leur fonction est une affaire organisée. Seul un alem ou un prédicateur autorisé par le Conseil des oulémas peut prêcher ou parler aux gens dans les mosquées. Auparavant, cette autorité était symbolique, elle était orale et respectée. Aujourd'hui, avec la masse de gens diplômés et l'apparition de fauteurs de troubles, il faut protéger la communauté en préservant les mosquées et le discours en leur sein, alors que dans la scène publique, la devise est la liberté d'expression. Chacun peut dire ce qu'il veut, mais n'est pas alem qui veut. Autrement dit, les gens doivent faire la distinction entre la parole d'un alem autorisé et quelqu'un qui donne son opinion, son interprétation. Par le passé, il n'y avait pas besoin d'organiser le travail des alems car le savoir était une denrée rare ! Il reste une denrée rare quand on évoque son poids spirituel. Autrefois, il y avait aussi les «cheikh de la machiakha», les «cheikh al jamaâ» et la «jamaâ». Aujourd'hui, nous avons en quelque sorte actualisé et modernisé «machiakhat al oulama» et «cheikh al jamaâ». Ces alems peuvent donc produire une fatwa. Quelles sont les étapes de cette dernière ? D'abord, il faut toujours garder une chose à l'esprit : une instruction religieuse n'est pas une fatwa. Apprendre aux gens à faire leurs ablutions, leurs prières, le Ramadan ou même s'acquitter de la zakat, c'est de l'instruction que l'on retrouve dans les livres religieux. La fatwa, c'est différent. Au Maroc, on peut la définir comme une opinion religieuse légale, qui concerne la communauté, que ce soit toute la nation ou bien une catégorie de gens. Il s'agit d'une sorte de jurisprudence religieuse qui n'a cependant pas les retombées de la jurisprudence au sens du droit. Mais c'est une opinion qui doit être suivie et qui réconforte les gens et qui les oriente. Elle doit également être inédite : la fatwa intervient surtout quand se pose un problème actuel, c'est-à-dire qu'on ne l'a pas vécu avant pour savoir quelle est la conduite à suivre en tenant compte à la fois de notre dogme achaârite s'il y a lieu, notre fiqh malékite et de notre tradition marocaine. Une fois émise, la fatwa doit-elle obligatoirement être appliquée ? La fatwa n'intervient pas sur le champ déjà normalisé par la loi. Peut-être a-t-on parfois besoin des fouqahas pour changer la loi comme cela a été le cas avec la réforme de la Moudawana. Cette définition de la fatwa est-elle valide à l'international ? Ce que j'ai dit est uniquement valide dans le cas du Maroc, car, ailleurs, on a tendance à être trop laxiste dans l'usage de ce terme technique «fatwa». On appelle ainsi «fatwa» n'importe quel avis ou instruction religieuse. Par exemple, sur des chaînes de télévision satellitaires, des muftis parlent de choses banales, c'est-à-dire qu'ils donnent de l'instruction religieuse aux gens sur des choses déjà connues dans leurs doctrines, leurs rites. Chez nous, toutefois, une personne, un groupe de personnes ou une communauté peuvent demander une fatwa si leur cas est inédit, de par leur profession ou leur activité. Même l'Etat peut demander une fatwa s'il est confronté à une situation inédite, qui nécessite un effort de raisonnement, une recherche, une étude. Par exemple : nous nous apprêtons à organiser un grand colloque sur les cimetières. Parmi les questions qui se posent figure celle de savoir dans quelles conditions il est possible de réutiliser le terrain d'un cimetière, par exemple au sein d'une médina ou d'une ville. Nous envisageons ainsi de demander aux oulémas de nous dire quelle est l'attitude à adopter vis-à-vis de cette question dans notre rite malékite et s'il y a lieu d'aller encore plus loin dans quelques cas. Aujourd'hui, combien de temps faut-il pour produire une fatwa ? Quelle est la démarche à suivre ? Les concernés doivent écrire au Conseil supérieur des oulémas pour leur soumettre leur cas et attendre un délai de réponse. Une commission ad hoc spécialisée discute ensuite le cas et donne son avis. Le dernier avis, celui de la conclusion, doit émaner du Conseil supérieur des oulémas qui remet ses conclusions au secrétariat général. Ce dernier juge s'il doit lancer d'autres consultations. Le texte final peut être publié dans la revue du conseil. En dépit de l'encadrement plus intensif, de la rationalisation du champ, des «fatwas sauvages» continuent d'apparaître çà et là… Pour les cas inédits, n'importe qui peut dire ce qu'il veut en fonction de son interprétation des choses. Cela fait partie de la liberté d'opinion et d'interprétation. On voit de temps en temps des journaux qui demandent à certaines personnes leur opinion sur telle ou telle question, et qui publient ensuite leur réponse. Il s'agit là de l'opinion de ces personnes, on peut même dire que c'est leur fatwa, mais la communauté ne doit attendre une fatwa que du Conseil des oulémas, car il s'agit du produit d'un effort collégial. Tant que cela ne perturbe pas la conscience des gens et l'ordre public, on a le choix. Si à l'échelle personnelle, la personne est convaincue, elle peut suivre ces avis, mais ce qui est normal, éthique, c'est de suivre ce qui émane de l'instance légale, y compris sur le plan personnel. Au cours des derniers siècles, plusieurs personnes ont exprimé leurs opinions sur des problématiques données, mais les gens ne donnaient crédit qu'à certaines autorités. A présent, au Maroc, l'autorité à l'échelle nationale, c'est le Conseil des oulémas, qui a sa commission spécialisée dans la fatwa et qui effectue un travail collégial responsable. Une personne qui demande la vérité doit la chercher là, si elle cherche autre chose, c'est son affaire. Quand quelqu'un veut semer le trouble, nous estimons que sa parole ne doit pas dépasser son poids dans ce domaine-là. Des sanctions sont-elles prévues pour les auteurs de fatwas qui vont à l'encontre du sens moral telle que celle autorisant le mariage des petites filles de 9 ans ? Il suffit de remettre son auteur à sa place par une réponse adéquate, scientifique. Sur un autre plan, c'est au juge de déterminer la gravité de tels propos par rapport à l'ordre public et par rapport à la conscience commune des gens. Si le juge estime que de telles personnes, sur un sujet déterminé, portent atteinte à la tranquillité des gens, l'ordre public ou les fondamentaux du pays, c'est à lui d'intervenir. On reproche tout de même au Conseil des oulémas des retards en matière de prises de position… C'est que l'on n'a pas encore saisi l'importance de son poids. Parfois, on voudrait amener cette institution à s'engager dans des petites escarmouches avec telle ou telle instance. Imaginez-vous le Conseil institutionnel réagir à n'importe quelle déclaration publiée ici ou là ? Au-delà de l'encadrement des imams, que fait concrètement l'Etat pour ces derniers sur le plan financier ? Il existe une subvention, une indemnité ou une allocation proche du salaire minimal. Ils bénéficient également de la sécurité sociale, mais on leur laisse les dons qu'ils perçoivent des communautés, des associations qui gèrent les mosquées, des individus ou des mécènes. Pourquoi préserver ces autres sources de financements ? Dans le monde rural, par exemple, un imam ne percevait que ce que lui donnait la communauté, soit un minimum moyen de 3 000 DH. Lorsque nous avons commencé à leur verser de l'argent, certains ont voulu mettre fin à cette aide financière. Nous avons voulu ainsi préserver le revenu de l'imam, ainsi que la tradition. L'Etat est partenaire de la communauté, il ne s'y substitue pas. C'est moral, symbolique, et opératoire aussi. Il faut préserver à l'imam son statut d'agent qui sert avant tout la communauté, sans que ce soit une servitude ou qu'il fasse l'objet d'une pression qui le désoriente. Aujourd'hui, ni les communauté, ni les groupes de pression au sein des villages, ni les sociétés qui gèrent ces mosquées, n'interviennent dans les affaires des imams en leur imposant par exemple de faire la prière de telle ou telle manière. Et cela d'abord car il existe un guide en la matière, et parce qu'il y a l'Etat. Cette dépendance financière peut créer des écarts… En cas d'écart, on appelle l'imam et on lui pose des questions. Ce dernier ne doit faire l'objet d'aucune pression. Les contributions du mécène, de l'association ou du groupe du village sont les bienvenues à condition que ces derniers ne se mêlent pas de son travail. Comment faites-vous pour vous assurer que le discours ne comporte pas d'abus ? La majorité écrasante des imams connaît les orientations inscrites dans les fondamentaux de la Nation. Nous avons quelques centaines de mouraqibines dans les mosquées, qui assistent à la prière. Enfin, la communauté elle-même veille et contrôle : on vous rapporte ce qui a été dit, car les gens qui sont derrière l'imam ne sont pas tous du même bord. Nous avons des échos, mais les écarts sont devenus très rares, ce problème n'existe plus autant qu'avant. Chaque vendredi, nous recevons un rapport de tous les délégués. S'il se produit quelque chose d'anormal, nous prenons les mesures nécessaires. Si un imam, dans son prêche, a parlé d'une façon inappropriée, nous mentionnons cela au Conseil des oulémas, qui le convoque et qui s'explique avec lui. Toutefois, dans la plupart des cas, il s'agit d'erreurs involontaires. Les imams ont un public, ils veulent plaire, soulever l'émotion des gens, leur parler de choses qui les intéressent. Il leur arrive parfois d'exagérer, de ne pas traiter un sujet comme il se doit dans le style qui convient dans une mosquée : un imam peut parler de fraudes, de corruption, mais de façon générale, c'est-à-dire qu'il ne doit pas spécifier, jamais nommer une personne ou un groupe particulier, sans quoi il faudrait des preuves, et l'affaire relèverait de la justice. Aucun sujet n'est tabou, l'imam peut parler de tout, dans le cadre des fondamentaux du pays. Combien de personnes sont encadrées par les imams dans les mosquées à travers le Maroc ? Entre quatre et six millions, de manière régulière, mais ils sont plus nombreux durant le mois de Ramadan. Le discours du vendredi revêt une importance particulière. Qui le rédige ? L'imam le produit seul, sauf en cas de campagne nationale sur des thématiques spécifiques, comme la protection de l'environnement par exemple. De temps en temps, il nous arrive de produire une khotba sur une question donnée, que nous distribuons aux imams. Bon nombre de mutations ont été observées au niveau de la carte religieuse du pays. Assistons-nous à un renouveau de l'islam traditionnel ? Ce n'est pas une affaire d'islam traditionnel ou pas, il s'agit plutôt de déterminer dans quelle mesure l'encadrement dispensé par les gestionnaires de la foi religieuse correspond aux préoccupations du moment : nous n'assistons pas à des mutations mais à des actualisations. Avant l'Indépendance, la société marocaine avait des repères très clairs, fondés sur la coutume et la tradition. Si quelqu'un apportait quelque chose d'étrange ou d'étranger, on le constatait tout de suite. Par exemple, si l'on regarde les images filmées jusque dans les années 60, l'on se rend compte que tout le monde baissait les mains pendant la prière, c'est ce qu'on appelle «assadl». Aujourd'hui, avec la télévision et l'influence orientale, la plupart des gens croisent les mains sur leur poitrine. En fait, la prière est valide dans les deux cas, car le Prophète, que le salut soit sur Lui, avait fait les deux, mais ce changement est significatif. La société d'avant les années 60 était conforme aux traditions. Après l'indépendance, les Marocains se cherchaient politiquement et la sensibilité, la conscience religieuse, ne devait pas échapper à cette recherche. Sur le plan politique, nous avons adopté ce qui circulait dans le monde, il se trouve que sur le plan religieux, il en était de même. Heureusement, dans cette affaire, l'institution Imarat al Mouminine a joué le rôle de pivot. Nous avons assisté à la création des causeries hassaniennes du Ramadan, celle du Conseil des oulémas, ainsi que qu'une série de gestes symboliques qui ont perpétué la tradition. Il y avait donc une volonté de maintenir la tradition, les coutumes des Marocains. Cela n'a pas empêché les influences étrangères de prendre racine… Et c'est normal. Les gens étaient perturbés, perplexes. Certains ont apporté quelques éléments de ces madahib (écoles de pensées), étrangers, d'autres des choses très hétéroclites. A un moment donné, quand les choses ont cessé de se limiter à une petite diversité de gestes ou de lectures pour prendre une connotation politique claire, qui dérangeait, nous avons commencé à nous ressaisir. L'Etat a réagi car cela relevait de sa responsabilité, et je crois que la dernière décennie a presque marqué une rupture avec les petites mesures, pour passer aux grandes, dans la continuité de ce qu'est notre patrimoine. Nous nous sommes tournés vers ce que nous avions pour assurer l'adéquation avec les temps présents, essentiellement sur le plan de la légitimité. C'est pour cela qu'en 2004, le Souverain, Commandeur des croyants, a demandé une fatwa au Conseil des oulémas évoquant l'intérêt public, impliquant que tous les textes qui passent par le gouvernement et le Conseil des ministres sont dans l'intérêt de la communauté, par conséquent légaux du point de vue de la chariâa. Comment définir l'islam marocain tel qu'il est pratiqué de nos jours ? L'islam du Marocain, c'est l'islam de tout le monde, dans le cadre du référentiel sur le dogme, la doctrine, le rite et le système politique adapté au temps présent, unifié, qui ne souffre pas d'éléments étrangers à un degré inquiétant ou même comptable. Certes, on ne peut pas imaginer une société ne contenant pas d'éléments hétérogènes. Il suffit de voir les sociétés les plus avancées dans leur processus institutionnel, démocratique ou autre pour s'en rendre compte. L'essentiel, c'est le corps qui doit être homogène, immunisé et bien portant. Chaque corps porte des virus, mais ces derniers n'attaquent que lorsque le corps manifeste de la faiblesse; la société est ainsi. Une fois les réformes achevées, comment voyez-vous l'islam tel qu'il sera pratiqué au Maroc ? Je pense que nous devons parvenir à puiser dans notre islam des réformes essentielles, qui aillent plus loin que la tranquillité de la conscience et la sauvegarde de l'ordre public. Nous sommes aujourd'hui obnubilés par des thématiques qui circulent à l'international comme la sécurité. Je crois que si nous parvenons à donner une formation essentielle à nos oulémas et imams de demain et qu'on arrive dans nos réformes politiques à la conviction qu'on ne peut pas jouer avec le religieux dans le politique et que le religieux doit être la source d'inspiration pour tout le monde, nous aurons d'abord l'occasion d'être fiers de ce qui a été fait, et puis nous pourrons puiser dans le modèle marocain de l'islam des conditions où l'on pourra bénéficier d'un islam comme un modèle intégral de vie. Pour ce modèle, les libertés individuelles ne poseront aucun problème.