Lois, politique publique, décisions gouvernementales : les techniques traditionnelles ont toujours la cote quand on cherche à influer sur les décisions du Parlement, du gouvernement ou des conseils communaux. Le lobbying, encore balbutiant, a de beaux jours devant lui au Maroc. Mal maîtrisé en dehors de quelques cercles d'initiés, son usage requiert des moyens financiers conséquents. Mercredi 23 décembre, Karim Ghellab, ministre de l'équipement et des transports, profite d'une énième réunion à la Chambre des conseillers pour renvoyer la balle aux élus sur le dossier du code de la route. Au-delà d'un certain nombre de concessions accordées par rapport à la version initiale du projet, il confie ainsi aux conseillers le soin de débattre du montant des amendes prévues par le nouveau texte. Le parlementaires permetteront-ils au code de la route de figurer au Bulletin officiel en 2010 ? Toujours dans l'hémicycle, ces dernières semaines, les débats sur le projet de Loi de finances ont donné lieu à une série de joutes médiatiques au cours desquelles les professionnels de différents secteurs ont cherché à convaincre les parlementaires de modifier des amendements les concernant, avec un succès variable. Si l'amendement qui introduisait une taxe sur les échanges boursiers a finalement été annulé au niveau de la Chambre des conseillers, la mobilisation des producteurs et importateurs d'alcool contre le relèvement des taxes les concernant s'est soldée par une déception… Question : face à un texte de loi ou une politique qui risque d'aller à l'encontre de leurs intérêts, ou qu'ils souhaitent tout simplement rendre plus favorable à leur secteur, comment les entreprises et les professionnels parviennent-ils à se faire entendre auprès du législateur et de l'Exécutif ? Jusqu'où peuvent-ils influencer les décisions prises en haut lieu et comment s'y prennent-ils pour le faire ? Le «lobbying à la marocaine» dominant Un premier tour d'horizon permet un constat sans appel : les méthodes traditionnelles ont toujours la cote. Pour défendre leur cause, les carnets d'adresses, contacts haut placés et même les liens familiaux sont autant d'atouts pour obtenir une rencontre avec les responsables à même de répondre aux doléances des concernés. Sur un autre plan, il arrive encore assez souvent que des groupements d'intérêt se mobilisent face à un texte ou une décision qui touche leurs intérêts, pour disparaître aussitôt qu'ils ont obtenu gain de cause, quitte à revenir en force quelques années plus tard, une fois que la décision contestée est ressortie du placard. «On a vu cela avec le code de la route par exemple, contre lequel un «lobby» a fait bloc. Il en est de même avec l'agriculture et d'autres domaines», explique Ahmed Laâmarti, ex-président du groupe parlementaire RNI à la Chambre des conseillers. Pour parvenir à leur fin, les concernés ont tendance à éviter le Parlement : convaincre les élus et les doter des arguments qui les aideront à persuader les experts des ministères en commission n'est pas toujours chose facile, surtout quand il arrive que ces derniers maîtrisent les dossiers mieux que les professionnels eux-mêmes. Il n'empêche que les concernés disposent d'alliés de taille au niveau de la deuxième Chambre : après tout, bon nombre d'élus de la Chambre des conseillers y ont accédé via les Chambres professionnelles, et sont susceptibles de se montrer sensibles aux arguments qui leur sont soumis. Selon certains, toutefois, il n'est pas toujours besoin d'aller jusque-là pour faire bouger les choses, ou les bloquer. «Pour éviter d'avoir à rendre des comptes, il arrive que de grandes structures fassent courir la rumeur que des gens haut placés y ont des intérêts, vous devinez la suite», indique ce député. Le lobbying à l'occidentale encore marginal et souvent mal vu Au-delà de ces techniques «classiques», le recours à des entreprises spécialisées dans le domaine du lobbying reste encore très marginal au Maroc, avec tout au plus une dizaine de structures évoluant dans ce domaine, dont beaucoup sont des cabinets de communication qui ont élargi leurs activités au lobbying. «Si nous avions véritablement du lobbying dans l'hémicycle, les parlementaires seraient plus nombreux au moment de voter les lois», plaisante Faouzi Chaâbi, député RNI. Cette pratique est d'autant plus limitée aujourd'hui qu'elle fait l'objet de perceptions très contradictoires, les frontières entre le lobbying, la communication, le militantisme et le trafic d'influence étant souvent poreuses, et surtout très subjectives. Mais qu'est-ce que le lobbying ? Selon une définition courante, ce terme désigne l'action de groupes organisés, non gouvernementaux (associations, entreprises, multinationales, syndicats, fédérations, filières professionnelles, ONG, etc.) ou représentants d'un autre gouvernement, en vue de faire valoir leur point de vue et leurs intérêts auprès des élus et des institutions en général. Pour parvenir à leurs fins, ces groupes cherchent à influencer ou du moins sensibiliser à leur cause les pouvoirs publics, mais aussi les médias et les milieux de la recherche. Ils peuvent également intervenir en favorisant l'élection de certains hommes politiques. A noter que si en France ce phénomène est très mal vu, le lobbying étant perçu comme une manière de défendre les intérêts d'une minorité aux dépens de la majorité. Dans la culture anglo-saxonne, cette pratique est considérée comme légitime et nécessaire car elle estime naturel que des individus ou des organisations cherchent à influencer des décisions qui peuvent les affecter, de près ou de loin, et aussi parce que l'on considère que les gouvernements ont besoin, pour prendre leurs décisions, d'accéder aux connaissances et avis que le lobbying peut leur soumettre… Une argumentation clés en main et des stratégies politiques et médiatiques Dans la pratique, chez nous, le lobbying se traduit par une série de démarches. «Il faut d'abord comprendre la problématique via un travail de fond, de manière à ne pas reposer uniquement sur les dires du client, faire un petit sondage au niveau du secteur, ses parties prenantes, déterminer les problématiques et les tenants et aboutissants du problème, trouver la meilleure manière de présenter la position du client, et s'assurer qu'elle passe au niveau du Parlement, des médias, du gouvernement, des parties prenantes privées, etc.», explique Kamal Taïbi, patron de Public affairs and services, structure spécialisée en la matière existant depuis six ans. Au-delà du fait qu'ils livrent au client une argumentation clés en main, les professionnels se doivent aussi de déterminer les circuits qui permettront d'atteindre l'objectif. «Il faut analyser la problématique par rapport à ses contextes socio-économique et politique, définir les cercles d'influence vers lesquels il faut aller, tout en mettant en place une communication parallèle au niveau de la presse et des médias. Il faut créer le débat tout en mettant en place un cadrage qui puisse permettre, sur une période donnée, de dire que le client doit aller voir tel ou tel interlocuteur. Au même moment, les concernés doivent travailler leur réseau au niveau des commissions du Parlement. C'est un travail qui ne se fait pas en une journée, mais il ne donne de résultats qu'au bout de six mois voire un an», explique Leïla Ouachi, ex-directrice de communication à la Primature, qui, à son tour, s'est lancée dans ce domaine. Les multinationales ont leurs propres réseaux Fait notable, parmi leurs clients, ces professionnels ne citent que rarement les multinationales, pourtant plus habituées à ce genre de pratiques. Il faut reconnaître que ces structures disposent de leurs propres réseaux : ambassades, Chambres de commerce, et les contacts en hauts lieux qui vont avec. Côté marocain, si l'on prend de plus en plus conscience de l'importance du lobbying, rares sont encore les entreprises et professionnels qui disposent d'un savoir-faire qui leur permettrait d'utiliser cet outil de manière efficace. On l'aura vu récemment dans le cas de l'APSF, association des sociétés de leasing. L'année dernière déjà, à l'occasion du vote de la Loi de finances de 2009, les professionnels du leasing avaient subi une révision à la hausse de la TVA de 10 à 20%. Cette année, l'association connaissait un nouveau coup dur avec la suppression de l'exonération dont elle bénéficiait en matière de frais d'enregistrement pour les biens immobiliers, un détail avait permis jusque-là aux professionnels de rester compétitifs face aux prêts bancaires, notamment vis-à-vis des PME. Malheureusement pour eux, ils ne se sont rendu compte du changement que trop tard, alors que l'amendement avait déjà passé le cap de la Chambre des représentants. «C'est alors qu'ils ont contacté certains parlementaires dont moi-même, car ils savent que je suis chef d'entreprise», rapporte Bouthayna Iraqui Houssaïni, parlementaire RNI à la Chambre des représentants. «Quand j'ai vu que leur argumentaire, qui concernait essentiellement les petites entreprises et donc les PME, et considérant que leur produit encourageait ces dernières à investir dans du foncier, consolider leur patrimoine tout en évitant l'informel, très répandu dans le marché du foncier, j'ai accepté de défendre le dossier. Je l'ai présenté devant les parlementaires de mon groupe à la deuxième Chambre. Malheureusement, à la Chambre des conseillers, lors de la réunion des parlementaires de la majorité, ces derniers ont dû donner la priorité à des amendements plus importants», déplore-t-elle. Un domaine en expansion malgré tout Cet exemple n'est malheureusement pas un cas isolé. «Pour l'instant, au Maroc, le lobbying est encore dans l'amateurisme, exception faite des gens qui ont de gros intérêts et de ceux qui se donnent la peine de faire de la veille et recourir à des sociétés qui ont les moyens de leur produire des études à l'avance», explique Mme Iraqui Houssaïni. Un phénomène qui concerne aussi bien les grosses structures marocaines que les petits professionnels. Certains essayent de recourir à des cabinets spécialisés pour limiter les dégâts, mais, trop souvent, ils s'y prennent trop tard. Au-delà, d'autres problèmes se posent, notamment sur le plan financier, toutes les associations professionnelles n'ayant pas forcément les moyens de se payer les services d'un cabinet ou n'étant pas assez structurées pour le faire de manière conjointe. «Parfois, des entreprises essayent d'intervenir au niveau de leur fédération, leur association. Quand c'est trop difficile, elles font appel à des professionnels, mais à ce moment-là, le travail est impossible. Le plaidoyer est plus efficace quand il émane d'un groupement de professionnels», explique Kamal Taïbi. Malgré cela, d'aucuns restent optimistes quant au développement du secteur : le phénomène est limité, mais les professionnels commencent, peu à peu, à s'y prendre plus tôt quand il s'agit de défendre leurs intérêts auprès du Parlement et commencent même à intervenir de manière préventive. Sur le plan national, de nouvelles structures, similaires aux lobbies, commencent également à voir le jour, à l'instar des cabinets d'intelligence économique, remarque Ahmed Laâmarti, qui donne pour exemple le cas de Mena Media Consulting et prévoit le renforcement de leurs activités au Maroc à partir de 2010. Enfin, au delà des actions menées par des lobbyistes marocains reconnus à l'international à l'instar d'un André Azoulay, d'un Mehdi Qotbi, ou d'un Abdelmalek Alaoui, plusieurs structures projettent aujourd'hui d'intervenir sur ce domaine où l'affaire Haïdar a démontré que notre pays a encore beaucoup à faire.