En 4 ans, les gros procès se sont multipliés : des journalistes emprisonnés et des supports asphyxiés financièrement. Les dérapages de certains titres sont reconnus même au sein de la profession qui appelle au respect de la déontologie. L'Etat n'est pas non plus exempt de reproches. C'était dans l'air du temps. La crispation des tensions entre l'Etat et la presse n'a pas manqué d'avoir des suites sur un énième journal. Publiée au lendemain du mariage du prince Moulay Ismaïl avec une ressortissante allemande, une caricature parue dans l'édition du 26-27 septembre de Akhbar Al Youm a entraîné des sanctions sévères pour le quotidien. A la suite d'un double procès, intenté par le ministère de l'intérieur pour «atteinte à l'emblème du Royaume» et par le prince lui même pour «non respect à un membre de la famille royale», le directeur du journal, Toufiq Bouachrine et l'auteur du dessin ont été condamnés à quatre ans de prison avec sursis, 100 000 DH d'amendes et 3 millions de DH de dommages et intérêts ainsi que la fermeture définitive du local. Le motif : le pentagramme du drapeau marocain ressemble à s'y méprendre à une étoile de David, quant à la caricature du prince, son bras tendu a été assimilé au salut nazi. Mais les ennuis ne s'arrêtent pas là pour le journal, qui n'a même pas bouclé sa première année d'existence : dimanche 1er novembre, sa dernière édition a été saisie par les autorités, alors qu'elle était en pleine impression. «Nous avons monté un numéro, nous l'avons emmené à l'imprimerie, et, effectivement, nous avons pu en imprimer quelque 50 000 exemplaires. Après deux heures d'impression, deux ou trois agents de la régie sont venus et ont interdit de sortir le journal de l'imprimerie. Le numéro a été saisi sans document écrit», se désole Toufiq Bouachrine qui, lundi, faisait état de son intention de faire appel en soulignant qu'aucun des deux jugements ne prévoyait une interdiction du journal. Contactées à propos de ce dernier blocage, les autorités donnent des explications pour le moins contradictoires : si du côté du ministère de l'intérieur l'on confirme que le journal a bien été interdit deux semaines avant ce dernier rebondissement, à la suite d'un arrêté du Premier ministre, Bouachrine assure s'être vu certifier par un membre du gouvernement que ce n'était pas le cas. Enfin, contacté, Khalid Naciri , ministre de la communication et porte-parole du gouvernement, confirme qu'il ne s'agit pas d'une interdiction à proprement parler mais d'une interdiction d'exposition, prononcée dans le cadre de l'article 66 du code de la presse. L'article en question prévoit l'interdiction «par arrêté motivé (de) l'exposition sur les voies publiques et dans tous les lieux ouverts au public, ainsi que la diffusion par quelque moyen que ce soit sur la voie publique, de toute publication contraire à la moralité publique ou nuisible à la jeunesse», un fait d'autant plus étonnant que le dernier numéro ne contenait pas de nouvelle édition de la caricature… Depuis 2006, la machine à procès s'est emballée Une chose est sûre dans cette affaire, Akhbar Al Youm n'est pas au bout de ses ennuis. Il n'est pas le seul. Depuis cet été, le Maroc a assisté à une multiplication des sanctions de la presse par la justice. Au cours du seul mois d'octobre, l'affaire du «Rotavirus», liée à la publication d'articles par plusieurs organes de presse sur la santé du Souverain à la suite d'un communiqué fin août faisant état de la prise par le Souverain de quelques jours de convalescence, s'est soldée par un an de prison ferme pour Driss Chahtane, directeur de l'hebdomadaire Al-Michaâl, et trois mois pour deux journalistes de sa publication. Ali Anouzla, directeur du quotidien Al-Jarida Al-Oula, a également été condamné à un an de prison en relation avec cette affaire, mais il a pu bénéficier du sursis. Enfin, l'hebdomadaire Al Ayyam n'a pas fait l'objet de poursuites en justice, en revanche, l'ensemble de sa rédaction a été convoqué au commissariat à trois reprises, parfois jusqu'à 20heures de suite. L'été dernier a aussi été «riche» en sanctions, avec la saisie et la destruction de deux numéros des hebdomadaires TelQuel et Nichane suite à un sondage sur le bilan des dix années de règne du Roi Mohammed VI, co-organisé avec le quotidien Le Monde. Le mensuel Economie & Entreprises, qui a eu la mauvaise idée de faire appel contre sa condamnation à payer 1,8 million de DH de dommages et intérêts pour diffamation à l'encontre de l'entreprise Primarios (Siger), a été condamné en appel à payer 5,9 MDH. Enfin, Al-Jarida Al-Aoula, Al-Ahdath Al-Maghribia et Al-Massae ont été condamnés à verser trois millions de dirhams de dommages et intérêts pour «atteinte à la dignité d'un chef d'Etat» au bénéfice du Président libyen Mouammar Kadhafi. Une campagne d'assainissement contre la presse ? Cette tension rejaillit sur la diffusion de la presse étrangère au Maroc, avec les effets que l'on connaît. Le quotidien français Le Monde, qui avait déjà souffert du procédé, l'été dernier, en rapport avec le sondage sur le Souverain, a vu ses numéros des 22 et 23 octobre interdits de distribution en relation avec l'affaire Akhbar Al Youm. Idem pour El Pais du 25 octobre, et surtout l'édition du Courrier international, qui, fait surprenant, a été interdite de distribution pour avoir repris un article du Journal Hebdomadaire alors que ce dernier avait été publié au Maroc sans aucun problème… Aujourd'hui, la presse indépendante fait-elle l'objet d'une campagne d'assainissement qui ne dit pas son nom, comme le craint ce directeur de journal ? Pas si sûr, indique cet autre qui souligne que dans des pays comme la France ou l'Espagne les journaux sont traînés devant la justice beaucoup plus souvent qu'on ne le pense. Il n'empêche que les professionnels sont inquiets, d'autant plus que les critères de ces procès sont parfois difficiles à saisir. Dans ces affaires, certains détails inquiètent particulièrement les professionnels : les amendes de plusieurs millions de dirhams devenues courantes aujourd'hui, le fait que les juges soient de plus en plus nombreux à puiser en dehors du code de la presse pour prononcer leurs condamnations, mais aussi et surtout le fait que, dans le cas de Akhbar Al Youm, la fermeture des locaux avant le procès et la saisie des numéros s'était faite sans justificatif écrit. Idem pour les numéros de TelQuel et Nichane saisis cet été. «Le plus terrible dans cette histoire c'est qu'on nous demande de respecter le code de la presse, avec tous ses flous, ses textes sujets à interprétations diverses et variées, avec ce que cela suppose comme insécurité, mais, en même temps, l'autre partie qui est l'Etat ne s'embarrasse pas du respect de la loi, au contraire, il la transgresse allègrement. Ça a commencé par cette histoire de sondages où nos exemplaires ont été saisis illégalement et détruits encore plus illégalement, ça a continué par la série de procès où aucune garantie de justice équilibrée n'a été fournie aux accusés et ça s'est terminé "en beauté" avec le cas Akhbar Al Youm», indique, amer, Reda Benchemsi, directeur des hebdomadaires TelQuel et Nichane. Soyons réalistes toutefois, si certaines décisions des autorités peuvent être considérées comme abusives, la presse n'est toujours pas irréprochable non plus. Fait nouveau, au-delà des critiques classiques liées à la situation de la liberté d'expression au Maroc ou encore le manque d'indépendance de la justice, l'on assiste aujourd'hui à l'émergence d'un discours nouveau dans les rangs de la presse. Aussi bien au niveau du Syndicat national de la presse marocaine que de la Fédération des éditeurs de journaux l'on reste solidaire avec les collègues en difficulté, mais l'on commence aussi à reconnaître qu'il arrive aux professionnels de commettre des écarts sur le plan déontologique. Publier un dossier sur la santé du roi ne pose pas de problème, mais spéculer sur la base de données puisées dans internet, n'est pas acceptable explique-t-on. Le mea culpa des professionnels Fait révélateur, l'organisation vendredi 30 octobre d'une journée de solidarité avec Akhbar Al Youm et d'une collecte au profit des employés de l'entreprise par le SNPM n'a pas empêché son président, Younès Moujahid, d'émettre un rappel à l'ordre à l'intention des journalistes dans l'édition du 3 novembre du quotidien Al Ittihad Al Ichtiraki. Idem du côté de la FMEJ qui a publié un communiqué où elle appelle les éditeurs de journaux et professionnels de l'information à se conformer au strict respect de la charte de déontologie de la fédération. Selon le communiqué, la fédération rejette «toutes les dérives éthiques dans l'exercice de la profession pouvant porter atteinte aux fondements de notre pays dont, notamment, le respect dû à S.M. le Roi et à la famille royale», et souligne à l'intention des autorités la nécessité du «respect scrupuleux des procédures judiciaires, de la présomption d'innocence et des garanties des droits de la défense». «Aujourd'hui, la profession est sur le point de créer une nouvelle ligne rouge qui est la déontologie. Avant, on pensait que cette dernière était surtout un prétexte des autorités pour nous tomber dessus. Les choses ont changé : nous considérons que la vie privée, l'intimité de la personne sont autant de lignes rouges, qu'il s'agisse du Souverain ou d'une personne ordinaire», indique cet éditeur. «Dans notre dernier communiqué, nous avons annoncé notre intention de dialoguer avec les éditeurs car nous avons besoin d'une charte déontologique au sein de leurs entreprises d'abord. Il faudra ensuite déterminer ses mécanismes d'application, ce qui peut se traduire par la mise en place d'un conseil élu, qui pourrait recueillir les plaintes, examiner le contenu des articles, déterminer s'ils respectent la déontologie ou pas, etc», ajoute de son côté Younès Moujahid. Une idée qui coïncide avec des discussions en cours, sur l'opportunité de relancer et renforcer l'instance nationale indépendante de la déontologie de la presse et de la liberté en attendant l'évolution des discussions sur la réforme du code de la presse et la mise en place du Conseil national de la presse, prévu par le projet de réforme du texte en 2007. Encore faut-il aujourd'hui que les professionnels parviennent effectivement à se serrer les coudes pour défendre leur cause. Un dialogue en suspens depuis deux ans… et un interlocuteur hostile Une interrogation subsiste toutefois : les autorités aujourd'hui sont-elles disposées à reprendre avec la profession un dialogue resté en suspens depuis 2007 ? Le Premier ministre actuel, Abbas El Fassi, n'est pas connu pour avoir des relations particulièrement cordiales avec la presse. Quant au ministre de la communication, Khalid Naciri, il verrait d'un bon œil une telle évolution, mais le fait qu'il considère les abus dont certains journaux ont fait l'objet comme secondaires (voir entretien), et qu'il soit allé jusqu'à attaquer la presse dans les colonnes du Matin, alors qu'il est le premier interlocuteur de cette dernière au sein du gouvernement, risque de limiter le réchauffement de ses relations avec la presse. Et, pourtant, il y a matière à dialogue. Le code de la presse actuel fait aujourd'hui l'objet de nombreux reproches. Parmi ces derniers, le nombre jugé excessif de peines privatives de liberté qui y figurent (une vingtaine) ou encore les flous qui entourent les lignes rouges. Deux ans seulement après sa mise en place, dans son discours du 30 juillet 2004, le Souverain avait appelé à la rédaction d'un nouveau code. Un projet sera effectivement lancé, en collaboration avec les professionnels, qui, entre autres améliorations, allégeait le nombre de peines privatives de liberté imputées à la presse ou prévoyait la mise en place d'un Conseil national de la presse pour permettre aux professionnels en particulier de disposer des structures intermédiaires devant la justice. Toutefois, le changement de gouvernement, survenu à l'automne 2007, avait gelé les négociations. «Ce processus n'est pas allé à son terme, et un certain nombre de pratiques a continué de prévaloir dans le champ de la presse. Aujourd'hui, je pense que l'Etat a fait sa démonstration de fermeté, il faut passer à autre chose, c'est-à-dire trouver un cadre adéquat de sortie de cet état de tension», explique Nabil Benabdallah, ex-ministre de la communication, qui souligne que le projet avorté de 2007 peut servir de base à un nouveau texte. Il reste toutefois à espérer que la prochaine mouture ne souffrira pas d'un recul majeur.