Contrairement à un lieu commun, la peinture marocaine n'est pas jeune, elle est même une pratique plus que séculaire. En revanche, son accès à la modernité est relativement récent. Il a été possible grà¢ce à quelques cavaliers vaillants passant au fil de l'épée le folklorisme qui était de mise, pour instaurer une peinture s'inscrivant dans le mouvement universel. De tous les domaines de la création, au Maroc, seule la peinture mérite la considération. Quand, à certaines exceptions près, le cinéma manque d'imagination, quand le théâtre s'embourbe dans la platitude, quand la littérature est à bout de souffle, l'art pictural, lui, s'épanouit saison après saison, au point de susciter l'intérêt des fondations et des musées les plus illustres dans le monde. Pour prendre la mesure de la remarquable facture de notre peinture, il convient de faire un saut, à la mi-octobre prochain, à la cathédrale du Sacré-cœur, à Casablanca, où sera proposée, comme à chaque rentrée picturale, une rétrospective de la peinture marocaine. Outre le plaisir de l'œil qu'elle distille, l'exposition vaut par sa portée pédagogique. De fait, en veillant à n'ostraciser aucun courant, sensibilité ou tendance, elle offre à scruter le panorama de la peinture marocaine, dont il est possible de tirer une leçon d'histoire. En plusieurs épisodes. Enlumineurs, imagiers et miniaturistes, les ancêtres des peintres Il est des inexactitudes têtues, celle qui pose que «la peinture marocaine est arrivée dans les malles du colonialisme» en est une. Ainsi que le rappelle la critique d'art Toni Maraini, dans le n° 33 (2e semestre 1999), de la Revue noire, les maîtres artisans possédaient, bien avant le Protectorat, un outillage incluant couleurs, pigments, tentes, vernis, mélanges, solvants, huiles, spatules, différents genres et tailles de pinceaux, et de craie pour tracer les dessins sans lesquels ils n'auraient pas pu décorer, avec art et savoir, bois, plâtre, céramique et – surtout – enluminer les manuscrits, calligraphier les textes et peindre les miniatures. De surcroît, dès cette époque fleurissaient déjà les imagiers populaires qui puisaient leur inspiration dans les sources de la Bible, du Coran et de la vie des saints : Adam et Eve, le sacrifice d'Abraham, Joseph et Zoleikha, l'Arche de Noé, Sidna Ali Ibn Abi Talib, Sidi Rahal Al Boudali, Sidi Ahmed Tijani… Sans parler des miniaturistes, dont certaines œuvres, telle Bayad et Rayad, furent réalisées au XIIIe siècle. En substance, la peinture, du moins sous sa forme non savante, était présente au Maroc avant l'irruption européenne. Pour avoir usé du chevalet, inconnu au Maroc à l'époque, Mohamed Ben Ali R'bati, auteur de scènes d'apparat, est considéré par certains comme le précurseur de l'art contemporain marocain. Honneur que d'autres, occultant les vocations subites et secrètes du premier quart du siècle dernier, ou les peintres comme Abdessalam El Fassi Ben Larbi, touchés par le ferment moderniste, d'autres, disions-nous, accordent au couple à l'élan rompu Ahmed Cherkaoui – Jilali Gharbaoui. Le premier, enfant de Boujaad, formé à Paris puis à Varsovie, était fasciné par le signe. Ses toiles, des monogrammes de couleurs, se présentent comme une invitation à un voyage spirituel. Après des études à Fès, Jilali Gharbaoui obtient en 1952 une bourse pour l'Ecole des Beaux-Arts de Paris. Il rencontre et se lie d'amitié avec Pierre Restany et Henri Michaux. Il séjourne en 1958 à Rome, rentre à Rabat, puis retourne à Paris. Epuisé par ses tourments existentiels et l'alcool, il est retrouvé mort, à l'âge de 41 ans, au petit matin, sur un banc public parisien. Dès 1952, il s'est exprimé pleinement par une gestuelle alliée à la calligraphie, qui appelle dramatiquement à la vie. Une œuvre claire, riche, inépuisable. Belkahia, Melihi et Chebâa, les trois bretteurs de la peinture installée On s'accorde à dire que Ahmed Cherkaoui et Jilali Gharbaoui sont les premiers à ouvrir à l'art marocain le chemin vers la modernité. Beaucoup s'y engouffrent et illuminent de leur nouveau savoir-faire salons annuels et ateliers d'art. Celui de Jacqueline Brodskys, à Rabat, était le plus réputé. Mais les conversions isolées ne font pas communauté. En d'autres mots, il y avait des peintres, mais il n'y avait pas encore une peinture assumant sa destinée et imposant ses lignes de démarcation. Un trio de rebelles va sonner la charge contre la mièvrerie, la fadeur et le folklorisme auxquels la peinture marocaine est, à l'époque, encline, selon le bon vouloir des consécrateurs illégitimes. Nous sommes en 1964. Farid Belkahia, Mohamed Melihi et Mohamed Chebâa, tous trois jeunes enseignants aux Beaux-Arts de Casablanca, secouent le cocotier des valeurs esthétiques désuètes, affranchissent l'art du joug colonial et l'arriment à une modernité qui ne regarde pas de haut la tradition. Mais qui sont ces trois trublions qui ont donné le jour à la peinture contemporaine marocaine ? Né à Marrakech, en 1934, Farid Belkahia est ce qu'il est convenu d'appeler un autodidacte. Il prend goût à la peinture, pour l'amour de laquelle il déserte l'enseignement où il aurait pu faire carrière. Après un séjour instructif à Paris, ensuite à Prague, il revient au Maroc, en 1962, où il est bombardé directeur de l'école des Beaux-Arts de Casablanca. Son œuvre s'adosse à un refus du mal que l'homme inflige à l'homme. Elle transmet les flux de la transe, la quête d'un salut que l'homme arrache dans son combat contre la mort. Avec la maturité, l'œuvre de Belkahia ne cesse de grandir dans un mouvement de lignes et de couleurs en évolution : affinement des rapports de l'ombre et de la lumière, concentration sur des thèmes (celui du malhoun, à titre d'exemple), approfondissement du sens des formes. Mohamed Melihi, lui, est une sorte de peintre nomade. Doué d'une curiosité sans rivages, il se transporte d'un lieu à l'autre, afin d'affûter son style. Des études à Séville, Madrid, Rome, Paris et New York. Au bout, l'adhésion à l'expression abstraite, en raison de sa compatibilité avec l'essence de la culture musulmane. C'est par rejet de l'enseignement, à consonance coloniale, dispensé par son professeur à l'école des Beaux-Arts de Tétouan, que le jeune Mohamed Chebâa s'est attaché à forger sa propre personnalité picturale. Engoué de folklorisme, orientalisme et paysagisme, Bertuchi les présente comme le fin du fin de l'expression picturale. Chebâa, en revanche, y lit une offense à sa culture. Il s'en va alors chercher sa muse dans l'argile, le plâtre, la sculpture et le dessin, éprouve son talent de peintre dans les natures mortes. A Rome, la puissance expressive du monochrome lui est révélée grâce à Jakson Pollok et Franz Kleine. Il s'initie à la gestualité. Mohamed Kacimi, chef de file de la deuxième génération des peintres modernes Farid Belkahia, Mohamed Melihi, Mohamed Chebâa, trois itinéraires distincts, mais trois insurgés unis par la même aversion envers la peinture folklorique, hissée au rang de référence par les services des Beaux-Arts. Isolés au début, ces francs-tireurs vont bientôt recevoir de précieux renforts : Mohamed Hamidi, Mohamed Ataallah et Mustapha Hafid. Premier acte protestataire, en 1969. Pour se dresser contre le poussiéreux Salon de Printemps à Marrakech, véritable tout-à-l'égout, le petit groupe d'artistes fomente une exposition-manifeste sur la place Jamaâ El-Fna, où sont démontrées les relations entre l'artisanat marocain et l'art moderne. L'effet est heureux: les mœurs picturales imposées se mettent à décliner, pendant que la nouvelle peinture sort doucement de l'ombre. La bande s'étoffe. Mahjoubi Aherdan, Karim Bennani, Mekki Megara et Saâd Cheffaj s'enrôlent sous la bannière. On se serre les coudes, on multiplie les initiatives, on enchaîne les manifestations. La vie artistique s'en trouve secouée de fond en comble. C'est ainsi qu'est constituée l'Association nationale des plasticiens marocains, dont la première exposition regroupe, en 1976, une trentaine d'artistes. La peinture contemporaine marocaine prend réellement son envol. Mis en vive lumière, les «pionniers» poursuivent leur chemin de gloire sans peur et sans reproche, pendant qu'une génération relativement plus jeune émerge lentement. Mohamed Kacimi en est la figure de proue. S'il s'appuie sur l'écriture et la calligraphie dans ses premières œuvres, ce peintre atypique y échappera assez vite pour affirmer une œuvre peinte forte et singulière où gestuelle abstraite et fantôme de figuration se rejoignent. Se détachent également de la deuxième vague des pinceaux Fouad Bellamine, Hassan Slaoui, Abderrahmane Meliani, Saâd Hassani, Mustapha Boujemâaoui, et d'autres encore, tels Abdallah Hariri, Abdelkébir Rabi, Houssein Talal, Abderrahmane Rahoule ou Abdelkrim Ghattas, artisans éblouissants des années soixante-dix «riches en parcours individuels, vocations et recherches venant élargir les horizons de la création et témoignant ainsi pour les décennies suivantes – entre vieilles disputes et nouvelles actions – de la concrète, définitive et multiforme présence de la peinture et de l'art contemporain au Maroc», ainsi que l'affirme Toni Maraini. De périodes novatrices, fécondes, brillantes, l'histoire de la peinture marocaine est constamment semée. Ce qui est un signe de vitalité prodigieuse, dont les autres arts se devraient de prendre de la graine. Mais sans la poignée d'hommes de bonne volonté qui ont osé ruer dans les brancards, la peinture marocaine serait encore asservie.