Des matières premières introuvables ou trop chères, des intrants surtaxés et une concurrence étrangère imbattable. Thon et haricots en conserve, tissu de maison, articles de cuisine…, des produits que l'on risque de ne plus fabriquer. La menace vient de plusieurs pays : Chine, Emirats, Egypte, Inde et Turquie. L'industrie marocaine hors-course ? Les avis des opérateurs sont partagés sur cette question. Si certains d'entre eux le pensent et soulignent que «l'industrie nationale est non compétitive», pour d'autres, «elle est en restructuration». Une restructuration qui est toutefois non organisée de l'avis de Karim Tazi, directeur général de Richbond et ex-patron des textiliens, car elle se fait selon trois schémas : certaines entreprises ferment, d'autres tentent de se mettre à niveau alors que plusieurs unités basculent vers le secteur informel pour tenter de survivre. Le rouleau compresseur des Emirats Des patrons de diverses fédérations et associations professionnelles sont cependant unanimes sur les causes des difficultés que connaissent certaines filières. Les entreprises sont prises en tenaille entre la concurrence des produits importés qui sont de moins en moins cher en raison du démantèlement douanier, le secteur informel et le coût élevé des intrants. Une situation complexe qui résulte d'«une politique incohérente menée par le gouvernement en matière d'industrie», tranche Hakim Marrakchi, président de la Fédération nationale de l'agroindustrie (Fenagri). Avis partagé par Karim Tazi qui dénonce l'absence de vision dans les choix stratégiques des pouvoirs publics qui ont opté pour la baisse des droits de douane sur les produits finis, la hausse des droits de douane sur les intrants et la non-répression de l'informel. Par «absence de cohérence», les entrepreneurs entendent aussi et surtout «une ouverture des frontières opérée avant avoir mis en place les conditions de compétitivité de l'entreprise». Résultat : la libéralisation de l'économie a eu raison de plusieurs filières industrielles nationales aujourd'hui en difficulté. Agroalimentaire, plasturgie, IMME et textile ont connu, durant ces dernières années, des moments difficiles. L'analyse des divers opérateurs interrogés laisse apparaître quatre facteurs à l'origine de la crise des filières précitées : la signature des accords de libre-échange, le coût élevé ou l'indisponibilité des matières premières et enfin la concurrence de l'informel et des importations massives d'Asie et de certains pays arabes. Par exemple, le Maroc a signé, durant ces dernières années, plusieurs accords de libre-échange bilatéraux et multilatéraux. Ce sont ces mêmes accords qui, selon les opérateurs, sont à l'origine du malaise du tissu industriel car ils ont entraîné des distorsions tarifaires. Cet état de fait trouve une illustration à grande échelle chez les confiseurs et biscuitiers. Leur secteur a souffert des inégalités nées de ces accords de libre-échange, notamment avec les Emirats Arabes Unis (EAU). «Leurs produits entrent sur le marché marocain sans payer de droit de douane et sont vendus à un prix défiant toute concurrence. Etant plus chers en raison de la taxation douanière, nous ne sommes pas du tout compétitifs sur le marché local, ce qui a mis en difficulté plusieurs unités du secteur dont plusieurs ont abandonné la fabrication de certains produits de leurs gammes, ou tout simplement fermé», indique un industriel. Si la confiserie et la chocolaterie ont relativement mieux résisté à la concurrence étrangère, l'accord de libre-échange avec les EAU a par contre entraîné, en 2007, selon les statistiques du ministère du commerce et de l'industrie, une explosion des importations de biscuits, soit 75% du marché. Celles-ci sont passées de 4 027 tonnes en 2003 à 15 229 tonnes en 2007, et représentent en valeur 175 MDH en 2007 contre 46 MDH il y a quatre ans. Mais la confiserie ne perd rien pour attendre. Déjà, les bonbons en provenance de Chine sont sur le marché à un prix inférieur de 50% à celui de la production locale. Des millions d'articles en plastique importés d'Asie La plasturgie n'est pas mieux lotie. Selon Mamoun Marrakchi, président de l'Association marocaine de la plasturgie, le secteur traverse une crise liée à la hausse des cours des matières premières plastiques. «Il y a deux ans déjà, raconte-t-il, le doublement du coût des intrants avait engendré un assainissement des entreprises du secteur dans la mesure où les petites entités faiblement capitalisées n'ont pas résisté au choc. Aujourd'hui, il me semble que l'on assiste à une deuxième vague d'assainissement. Et seules pourront tirer leur épingle du jeu les entreprises ayant investi dans la réduction des coûts de l'énergie, des déchets plastiques, etc.». Autre facteur évoqué, les importations d'Asie, le plus souvent en sous-facturation. «Des pans entiers ont été décimés alors qu'ils employaient des milliers de personnes. Aujourd'hui, nous ressentons déjà la menace de l'Egypte, même si la qualité des produits est médiocre», poursuit M. Marrakchi. Le secteur souffre également du prix du PVC fabriqué localement, qui est vendu au même prix qu'en Europe, sachant que les industriels n'ont pas la possibilité de l'importer à coût réduit d'autres pays en raison de l'importance de la taxation douanière, à 25%. Aujourd'hui, selon le ministère de l'industrie, des discussions sont en cours pour réduire à 17,5% les droits de douane, mais les industriels estiment que c'est encore trop. «La situation actuelle est injuste dans la mesure où l'on protège un seul fabricant local qui est la Snep», répètent-ils. Mais ce n'est pas le seul monopole que l'on dénonce. Dans le secteur de l'ameublement, c'est Cema qui est visée : l'Etat protègerait cette entreprise par le maintien de droits de douane importants sur le contreplaqué tout en sachant que le prix de vente sur le marché local reste élevé ! Sur un autre registre, l'indisponibilité des matières premières et l'irrégularité de l'approvisionnement sont également à la base du dépérissement du tissu industriel. C'est précisément le cas des conserves végétales et de poissons. Aujourd'hui, pour ce qui est de la conserve de poisson, plusieurs marques de conserve de thon (Tam, Calvo, etc.) se sont faites rares ou ont tout simplement disparu du marché. En cause ? La raréfaction de la ressource due aux conditions climatiques ainsi que la surexploitation de la ressource. Selon le ministère de l'agriculture et des pêches maritimes, les captures de thon sont passées de 8 800 tonnes en 2006 à 343 tonnes en 2007. Corrélativement, les exportations marocaines de conserves sont tombées à 1 927 tonnes contre 3 487 en 2006. D'après l'Union nationale des industries de la conserve de poisson (Unicop), la baisse se poursuit en 2008. Les conserves végétales, en particulier celles de haricots verts et de cornichons, connaissent une crise tout aussi grave et sont en perte de vitesse face à la concurrence des produits en provenance de Chine et d'Inde. Ces deux pays ont récupéré la part du Maroc sur les marchés européens. Ainsi, les exportations de haricots verts se sont situées à 80 000 tonnes en 2007-2008, alors que, durant les dernières années, elles variaient entre 400 000 et 500 000 tonnes. Subissant la même crise, les exportations de cornichons, qui étaient, il y a dix ans, de l'ordre de 15 000 tonnes, atteignent aujourd'hui 1 200 tonnes. Ce volume est réalisé par les deux seules conserveries qui sont encore en activité sur les dix qui étaient opérationnelles durant les cinq dernières années. Toujours pour le cornichon, il y a eu par ailleurs une baisse de la production nationale car les agriculteurs, situés essentiellement dans la région de Tadla, se sont détournés de cette culture devenue peu rentable. Le rendement à l'hectare est de 5 000 tonnes contre 15 000 tonnes en Inde ! Pour le haricot vert, les conserveurs ont des difficultés à s'approvisionner car l'exportation de haricot vert frais devient de plus en plus importante. Principaux concurrents du Maroc sur ce créneau et qui lui ont taillé des croupières: la Chine et l'Inde. Enfin, sur les 10 entreprises qui fabriquaient du concentré de tomate il y a à peine 5 ans, la moitié a abandonné l'activité et l'autre moitié tente de faire face à la concurrence du concentré de tomate chinois importé à moitié prix! Du linge de maison «made in Turkey» ou dans les ateliers informels de Casablanca L'agro-industrie n'est pas la seule branche à souffrir de l'irrégularité de l'approvisionnement. Le secteur de la fonderie et de la métallurgie souffre également de la pénurie de matière première, à savoir les déchets de métaux. Pour M. Lemdaouar, directeur de MaczTubes et président de l'association de la fonderie, «la flambée des cours des matières premières ne constitue pas en soi une difficulté pour le secteur dans la mesure où la hausse est répercutée. En réalité, aujourd'hui, les fonderies ne peuvent pas s'approvisionner localement même si elles offrent un prix plus élevé que le marché, car la quasi-totalité des vieux métaux est exportée, alors que la capacité des installations métallurgiques peut transformer la totalité des déchets récupérés localement en créant une valeur ajoutée de plus de 2 milliards de dirhams par an». Et il ajoute que «plus de 90% de l'activité de récupération des métaux relève de l'informel car les ferrailleurs, dernier maillon de la chaîne de récupération, exonérés de l'IS, peuvent acheter n'importe quelle marchandise sans facture, et en particulier la marchandise volée, ce qui crée un véritable circuit de pillage à grande échelle». Dans le même ordre d'idées, le pays n'a pas non plus, au grand regret des industriels, réagi contre l'évolution de l'informel. Celui-ci a fortement affecté la filière du tissu de maison. «Aujourd'hui, seules six entreprises sont encore en activité puisqu'un grand nombre ont fermé durant les dix dernières années. Les ateliers de Sbit approvisionnent ce marché parallèle où les prix défient toute concurrence. Le tissu est vendu à 35 dirhams le mètre !», déplore Karim Tazi, patron de Richbond. Par ailleurs, des importations en provenance de Turquie inondent également le marché du linge de maison. Finalement, le Maroc serait-il en train d'opérer une mutation de fond dans ses structures de production ? Nouveaux métiers mondiaux, offshoring, nouvelles technologies, secteurs à forte valeur ajoutée…, tout cela est bien, mais quid des filières classiques ? Sont-elles définitivement condamnées? Peut-être pas. Le cas du secteur textile est là pour le démontrer. Il y a quelques années, avec le démantèlement de l'accord multifibres, beaucoup pensaient qu'il était voué à la disparition. Le secteur a certes traversé une période difficile, des entreprises ont fermé, mais d'autres ont pu réussir leur reconversion. Aujourd'hui, certains confectionneurs marocains croulent sous les commandes et en refusent même. Un exemple à méditer.