Jusqu'au 16 mars 2007, la SGMB, en son siège et musée, expose 36 artistes exclusivement féminins afin de mettre en lumière leur talent singulier et célébrer les pages d'anthologie qu'elles ont inscrites dans notre patrimoine artistique. Petite histoire de l'entrée des femmes en peinture. La satisfaction manifeste mais élégamment retenue des femmes artistes, ce soir de vernissage de l'exposition «Regarts de femmes», faisait plaisir à voir. «Je ne peux que m'en réjouir d'abord en tant que femme, ensuite en tant qu'esthète», nous dit H.B., collectionneuse compulsive. «Au Maroc, poursuit-elle, les femmes n'ont pas encore la place qu'elles méritent. Voir vantés les mérites d'une catégorie d'entre elles me comble d'aise.» A bon droit. Car, s'il y a un domaine où le «deuxième sexe» n'est pas confiné dans les rôles de figuration où de faire-valoir, c'est bien celui des arts plastiques. Et quand on évoque les plus beaux fleurons, le nom de Chaïbia Tallal surgit en même temps que celui de Mohamed Ben Allal ; Meriem Meziane et Ahmed Ben Yessef ne sont pas dissociés ; Malika Agueznay et Farid Belkahia font la paire, Amina Benbouchta et Fouad Bellamine boxent dans la même catégorie… Mieux qu'une égalité des sexes, par le miracle de l'art instaurée, c'est une réelle parité. Ce qui fait dire à Aziz Daki, critique d'art et commissaire de cette gracieuse exposition : «La jeune histoire des arts plastiques est autant affaire d'hommes que de femmes. Alors que les acteurs de l'histoire de l'art occidental sont très majoritairement des hommes, ils se comptent parmi les deux genres chez nous. Les femmes peintres, qu'elles soient autodidactes ou de formation académique, ont pris part à des expositions depuis le début». Les «pionnières», des autodidactes venues du monde rural Figure de proue de cette incursion des femmes dans un champ taillé sur mesure pour les femmes : Meriem Meziane. Fille du maréchal et élevée dans un milieu porté sur la peinture, elle se met précocement à faire chanter le pinceau dans un registre orientaliste. Sa verve captive et la ville espagnole de Malaga montre ses œuvres en 1953, à un moment, rappelle Aziz Daki, où les hommes hésitaient encore à se jeter à l'eau. La brèche est ouverte, mais celles qui vont s'y engouffrer descendent d'une autre galaxie autre que celle d'où vient Mériem Meziane. Dans l'ordre chronologique, qui ne correspond pas souvent à leur classe d'âge : Chaâïbia Tallal, Radia Bent Lhoucine, Fatema Hassan El Farrouj et Fatna Gbouri. Première curiosité frappante, trois d'entre elles (Chaâbia, Radia et Fatna) déboulent de la cambrousse, respectivement de Tnine Chtouka (à 34 km au nord d'El Jadida), douar Oulad Youssef (dans la province de Kalaât Sraghna) et de Tnine Gharbia (région de Safi). C'est-à-dire de là où l'on s'occupe de traire les vaches plutôt que d'en croquer le mélancolique regard. Les voies de l'art sont impénétrables. Elles le pénètrent sans viatique, par des chemins de traverse. Les corps surdimensionnés de Chaïbia ont franchi les frontières A l'âge de vingt-cinq ans, Chaâïbia fait un rêve qu'elle se plaisait à conter. «J'ai rêvé d'un ciel bleu où tournoyaient des voiles, de gens inconnus qui s'approchaient de moi et me donnaient du papier et des crayons. Le lendemain, je suis aussitôt allée acheter de la peinture bleue». Voilà comment son existence douillette et champêtre a basculé vers une autre, inconfortable et tourmentée. L'entrée en peinture de Radia, Fatéma et Fatna n'est pas le fruit d'un songe mais le résultat d'un long contact. C'est en contemplant sans cesse son fils, le peintre Miloud Labied, en train de peindre que Radia Bent Lhoucine attrape le virus de l'art. Elle s'y adonne d'abord dans le secret avant que son fils, fasciné par les personnages au henné qu'elle a composés sur son cache-nez blanc, ne l'encourage à étaler son talent caché au grand jour. A Fatema Hassan El Farrouj, son mari, déjà peintre ayant pignon sur chevalet, instille, comme une drogue douce, la passion des couleurs, des formes et de la lumière. Peu de gens connaissent Ahmed Mjidaoui. Il est peintre pourtant. Son œuvre la plus aboutie demeure sa mère, Fatna Gbouri, qu'il a tenu, alors qu'elle était déjà sexagénaire, sur les fonts baptismaux de l'art pictural. Ne pouvant se targuer d'une quelconque fréquentation préalable des grandes écoles et pour avoir forgé un style non convenu, le quatuor s'est vu affublé de la condescendante étiquette de «naïf». Ce qui revient à considérer son art comme une sorte de degré zéro de la peinture. Déprisés par les peintres installés, jaloux de leur rang, les corps surdimensionnés de Chaïbia, les silhouettes écorchées de Radia, les fresques narratives de Fatéma ou les personnages hauts en couleur de Fatna vont rallier les suffrages des connaisseurs. Aujourd'hui, les collectionneurs s'arrachent les tableaux de Radia (disparue en 1994) et de Chaïbia (morte en 2004) à prix d'or (pas loin de 1 million de dirhams). Jour de fête, de Fatéma Hassan El Farrouj, est mis aux enchères à partir de 150 000 DH, les huiles sur toile de Fatna Gbouri sont proposées à 50 000 DH. Si l'on s'est attardé sur ces quatre peintres, c'est d'abord en raison de leur improbable destin, ensuite parce qu'elles sont les porteuses au grand cœur d'un art singulier qui a permis à la peinture contemporaine marocaine de franchir allègrement les frontières. A l'image de Chaïbia que les membres du groupe Cobra, dont font partie les peintres Alechinsky et Jorn, ont reconnue comme une des leurs. Une kyrielle de femmes emboîtent le pas à ces pionnières, sans toutefois marcher sur leurs brisées, histoire de montrer que la «naïveté» n'est pas inscrite dans les gènes féminins. Elles sont pour la plupart issues d'écoles des beaux-arts, nourries au lait de la peinture et de souche citadine. La carte postale n'est pas leur tasse de thé, l'orientalisme de bas étage ne les tente guère, la figuration leur semble appropriée au message qu'elles désirent transmettre. Dans sa période «paysagiste», Ahlam Lemseffer, dont l'engagement humanitaire est connu, privilégie les thèmes de la nature qu'on broie et de la paix qu'on abat. Khadija Tnana, féministe ardente, «métaphorise», dans ses toiles, la condition des femmes au Maroc. Najia Mehadji, par son traitement du floral, insiste sur le métissage des cultures et appelle à leur dialogue : «Ayant moi-même une double culture, j'ai toujours été fascinée par les transformations et les influences d'une civilisation à une autre et par ce qui les relie», explique-t-elle. Voilà ce qui attire les femmes peintres vers la représentation : la faculté qu'elle contient de rendre le message audible et perceptible sans équivoque. Pour elles, l'acte de peindre n'est pas une activité ludique ou un plaisir gratuit, mais un geste de résistance contre toutes les formes d'asservissement. C'est de ce côté qu'il faut chercher les spécificités de la peinture au féminin, du moins dans son versant figuratif. Les femmes ont accusé du retard en peinture abstraite «En peinture abstraite, les femmes ont accusé du retard par rapport aux hommes. Il faudrait un jour chercher à savoir pourquoi les Marocaines ont d'abord résisté à l'attrait des tableaux où il est difficile, voire impossible, de reconnaître des éléments du monde extérieur.» Vaste question qui reste en suspens. Mais il ne sera pas dit que les femmes laisseront longtemps l'apanage du genre à leurs pairs masculins. A la fin des douloureuses seventies, Malika Agueznay franchit le Rubicon avec un motif qui ressemble à une algue et n'en est pas une. Deux figures pimpantes et résolues émergeront par la suite. L'une, Amina Benbouchta, révolutionne l'abstraction marocaine avec son foisonnement de signes qui se dérobent, son ascétisme délibéré et son minimalisme intriguant. L'autre, Meryem El Alj, joue sur les partitions du figuratif et de l'abstrait pour asséner à nos regards des crocs de boucher, des carcasses de moutons suspendues, et une silhouette humaine spectrale. Symbole de la condition humaine ? Tout porte à le croire. Avec Meryem El Alj, nous sommes ramenés à la mission première que s'assigne la peinture féminine, celle de mettre à nu l'homme dans tous ses états : la joie chez Chaïbia, l'angoisse chez Radia, le divorce avec la nature (Ahlam Lemseffer), l'intolérance (Mehadji), la souffrance (El Alj)…