Pour beaucoup de Marocains, les moussems traditionnels constituent encore le seul moyen d'évasion pendant l'été. La culture des vacances commence pourtant à se développer. Le manque de moyens est le principal obstacle à la généralisation de ce mode de vie. Nombreux sont ceux qui ne renoncent pas pour autant à prendre des vacances et sont prêts à recourir au crédit. Branle-bas de combat dans les chaumières, avec le retour de la saison estivale. Les familles qui ont des moyens attendent avec impatience le premier jour de leur congé pour fuir au plus vite la morosité, les contraintes et les pesanteurs du quotidien. Celles dont les moyens sont modestes ne s'en agitent pas moins, tant bien que mal, pour offrir à une progéniture qui le réclame avec insistance, un voyage quelque part, dans une autre ville, à la recherche de fraîcheur et d'évasion. Mais où vont-ils, comment s'organisent-ils et combien dépensent-ils, ces millions de vacanciers marocains ? Existe-t-il réellement une culture des vacances au Maroc ? Elle en est à ses balbutiements, nous répond de prime abord la sociologue marocaine Soumia Naâman Guessous. «Cette culture n'était pas si développée, il y a à peine quelques décennies encore, parce que les femmes n'accompagnaient pas les hommes dans les lieux publics. Certaines régions étaient connues par ce qu'on appelle les «nzahas», ces séjours à plusieurs familles, dans des lieux isolés, durant lesquels la femme restait toutefois à l'abri du regard indiscret des hommes. Les déplacements étaient très lourds compte tenu des moyens de communication rudimentaires. Mais, généralement, les vacances étaient affaire de familles aisées et, surtout, affaire d'hommes qui se déplaçaient seuls sans les femmes. Il y avait aussi les moussems annuels des sadate (mausolées) qui offrent une occasion de vacances à nombre de familles à la recherche de distractions». Ces moussems se comptent effectivement par dizaines au Maroc. Ils se tiennent généralement en été. Lieux de pèlerinage annuel, ils drainent beaucoup de monde, toutes générations confondues, qui y vient s'amuser, au rythme débridé de la fantasia. Les Doukkalas ont leur moussem de Moulay Abdellah, les Zerhounis celui de Moulay Driss, les Chtoukis celui de Moulay Bouazza et les Berbères du Haut Atlas ont celui d'Imilchil… Mais les coutumes vacancières ont quelque peu changé, tient à préciser Soumia N. Guessous, avec le passage à la famille nucléaire, qui se compose du couple et de ses enfants. «L'organisation du temps de travail fait que le couple dispose d'un mois de congé annuel pendant lequel les enfants scolarisés sont également en vacances. On s'arrange donc pour profiter de ce temps de repos, que l'on consacre davantage à la famille et au voyage. Les vacances sont aujourd'hui complètement intégrées dans les traditions, et si certaines familles n'en profitent pas pour aller prendre de l'air, c'est essentiellement pour une question de moyens.» Saâd et Hasnae incarnent à merveille ce couple moderne. Lui est cadre dans une entreprise de presse, elle est cadre aussi, mais dans une entreprise financière. Cette année, pour les vacances, ils avaient l'intention de faire les auberges du côté d'Afourar et d'Azilal, avec au programme des randonnées à dos de mulet. Ils en ont été dissuadés par la canicule qui sévit en cette saison estivale, dans la région (plus de 40 degrés à l'ombre). Or, la jeune femme est enceinte de quatre mois et leur premier enfant a à peine quatre ans. Le couple ne veut donc pas prendre de risque. Ils revoient donc leur projet, mais maintiennent la montagne comme destination. Certains couples préfèrent l'Espagne où le service est meilleur, pour le même prix Pourquoi la montagne ? «Pour respirer l'air pur, savourer la nature crue et écouter la musique des cimes. On a pensé d'abord à Ifrane, mais cette ville est bondée au mois d'août, alors que nous voulons surtout éviter la bousculade pour mieux nous reposer. Nous avons finalement opté pour Chefchaouen, pendant une dizaine de jours, que nous partagerons entre une auberge en rase campagne, située à dix kilomètres de la ville, et un hôtel surplombant la cité montagnarde. Ce site est merveilleux, avec ses murs chaulés et sa population dénuée de la ruse courante chez les habitants des grandes cités. A raison de 1 000 DH par jour, nous tablons sur 10 000 DH de budget.» Autre couple, autre destination. Jamal et sa femme Keltoum sont tous les deux professeurs universitaires. Cela fait au moins six ans qu'ils passent leurs vacances dans le sud de l'Espagne. «C'est un choix que nous avons fait, ma femme et moi, car, après une année de labeur, nous avons hâte d'aller sous d'autres cieux. En outre, avec la même somme, 15 000 DH, nous sommes sûrs d'être bien servis. Nous n'avons jamais été déçus. Nous évitons la Costa del Sol, très sollicitée au mois d'août, nous allons plutôt du coté de Cadix. Nous faisons les campings. Ils sont très bien équipés et nos deux enfants s'y éclatent. Pourquoi rester au Maroc, et dépenser la même somme pour subir tous les embêtements du monde ?» Nombreux sont les Marocains qui font comme Jamal et Keltoum. Ils choisissent le voisin ibérique comme destination pour leurs vacances, et pour les mêmes raisons : le service est meilleur. Il y a une autre raison à cette préférence : la recherche de l'anonymat. Les femmes «modernes» y sont plus à l'aise et il n'y a pas plus grande liberté pour elles que de se promener en short, de bronzer tranquillement ou de siroter une bière sur un relax, les pieds dans l'eau, sans être importunées. Mais si ces deux couples savent ce qu'ils veulent faire de leur congé et qu'ils préparent leurs vacances longtemps à l'avance, l'écrasante majorité des Marocains ne se fixent sur leur destination qu'au dernier moment. Ils butent en effet sur les moyens financiers car ils ne peuvent mettre de côté le moindre centime de leurs salaires pour se payer des vacances. Comment le pourraient-ils quand on sait qu'en 2000/2001, quatre millions de Marocains vivaient en-dessous du seuil de pauvreté (leur dépense annuelle ne dépassant pas les 3 235 DH en ville et les 2 949 DH à la campagne)? Comment épargner dans ces conditions? La majorité des Marocains fixent leur destination à la dernière minute «Les vacances sont faites uniquement pour les riches et, même pour les classes moyennes, elles sont devenues un luxe par les temps qui courent», nous confie Mohammed, cadre bancaire de son état, sourire amer au coin des lèvres. C'est tout juste s'il peut envoyer son fils aîné, qui vient d'obtenir son baccalauréat, à Mir Left (plage à proximité d'Ifni). Lui-même restera à Casablanca, où il fera contre mauvaise fortune bon cœur. Il profitera de ses vacances, dit-il, pour bouquiner, se replonger corps et âme dans Stendhal et Zola, une littérature qu'il rêve de revisiter comme une relique de ses années d'études. Des milliers de Marocains, pourtant, refusent de se résigner à renoncer à leurs vacances alors qu'ils voient leurs voisins ou leurs cousins déserter la ville à la recherche d'un appartement à Agadir, d'une petite maison à Essaouira, d'une mansarde à Oualidia ou Asilah, un camping à Saïdia, ou même une chambre, aussi exiguë soit-elle, à Ifrane. Pour ceux-là, les vacances sont sacrées, d'autant que leur progéniture les considèrent comme un droit, après une longue année scolaire. Ils se rabattent donc sur les sociétés de crédit qui rivalisent en offres alléchantes. Pour ces sociétés, la période estivale est une aubaine qu'ils mettent à profit pour vaincre les dernières hésitations d'une clientèle mûre pour accepter un prêt à n'importe quelles conditions. Certaines agences de sociétés de crédit de la place reçoivent à longueur de journée cette clientèle qui a pris son courage à deux mains pour s'offrir de quoi voyager. Visitons l'une d'entre elles. Le hall est bondé de clients, le regard inquiet et l'air tendu, occupés à déposer leur demande de crédit ou attendant leur chèque. Ahmed K. est inspecteur de l'enseignement secondaire, 34 ans de service. Il est venu de Mohammédia vers cette agence, en dernier recours, pour se faire prêter de quoi voyager. C'est son huitième crédit. Le montant, cette fois-ci, est de 20 000 DH. Il a deux enfants qui étudient en France, à qui il envoie 4 500 DH par mois. «Un enseignant, confesse-t-il, ne peut pas travailler toute l'année sans s'offrir un mois de congé.» Comment se fait-il qu'on lui accorde un crédit, un de plus, alors que les autres ne sont pas encore soldés ? «Un fonctionnaire est toujours un client solvable, la traite mensuelle étant retenue à la source.» Et où Ahmed compte-t-il partir en voyage ? «C'est à Agadir, dans un petit hôtel non loin de la plage, que nous allons nous installer tous les trois, ma femme, notre fille et moi. Je ne peux pas ne pas visiter mon Souss natal au moins une fois par an.» Originaire d'un village situé entre Tafraout et Aït Baha, Ahmed K. jure ses grands dieux que faute de s'y rendre régulièrement, il mourrait de chagrin. 100 DH la nuit en camping, électricité et garage compris Dans le hall de la même agence, Tahar, quarante-sept ans, enseignant lui aussi, attend son tour. Il a demandé un crédit de 7 000 DH, son troisième crédit. Pour ces vacances, ce sera Oualidia d'abord, Essaouira ensuite et enfin Agadir qu'il a choisies. Il partira avec sa famille, soit huit personnes en tout : son fils de quinze ans, sa femme, sa mère, ses deux sœurs et leurs maris. Destination : le camping. Combien cela lui coûtera-t-il ? «Cent dirhams la nuit, parking pour la voiture et électricité compris», rétorque-t-il. Mais les vacances à crédit, tout le monde n'ose pas franchir le pas pour s'en offrir. Et pour ne pas rester à la maison à subir l'été caniculaire, ils préfèrent alors «squatter» qui des frères, qui des cousins ou des tantes habitant une ville côtière ou qui se permettent un cabanon en bord de mer. Dans ce cas, les vacances, loin de leur procurer du repos, se transforment en corvées épuisantes pour eux-mêmes et pour les familles qui les accueillent Les vacances à crédit, tout le monde n'ose pas franchir le pas pour s'en offrir. Et pour ne pas subir un été caniculaireàla maison, ils préfèrent «squatter» qui des frères, qui des cousins ou des tantes habitant une ville côtière ou en mesure de se permettre = un cabanon en bord de mer. Des milliers de Marocains qui n'ont pas beaucoup de moyens tiennent pourtant à avoir des vacances, surtout pour les enfants. Ils se rabattent donc sur les sociétés de crédit qui rivalisent en offres alléchantes. Pour ces sociétés, la période estivale est une aubaine qu'ils mettent à profit pour vaincre les dernières hésitations d'une clientèle mûre pour accepter un prêt à n'importe quelles conditions. Avec le travail des femmes et leur plus grand degré de liberté, les vacances tendent à être intégrées au mode de vie de nombreux Marocains.