Une fois lue, l'Å"uvre de Khaïr-Eddine est complexe. Ceux qui l'ont analysée comme ceux qui ont approché l'homme et son Å"uvre en connaissance de cause et des choses de la poésie savent que nous avons perdu un des plus grands poètes de sa génération. «Feindre est le propre du poète», écrit Fernando Pessoa dans un célèbre poème, que l'on peut qualifier d'autobiographique, intitulé justement Autopsychographie. L'écrivain italien Antonio Tabucchi, grand connaisseur de l'Å"uvre du poète portugais, appelle cela une fiction de la vérité. Dans une belle et fine analyse des écrits de Pessoa, Tabucchi relie cette «fiction véridique» à ce qu'il nomme joliment «la nostalgie du possible». C'est, en plus prosaà ̄quement résumé, la nostalgie de ce qu'on aurait aimé vivre ou faire. Un acte ou une rencontre manqués mais qui auraient été possibles et sur lesquels la mémoire revient. C'est à une autre nostalgie poétique que l'on pense en lisant une information sur la célébration, en ce mois de novembre à Agadir, de l'Å"uvre de Mohammed Khaà ̄r-Eddine. En effet, la faculté des lettres de la ville, en collaboration avec l'Institut français, organisent une série d'activités culturelles pendant tout ce mois en hommage à la mémoire du poète, décédé, rappelons-le, un 18 novembre de l'année 1995. En douze années, si quelques titres du poète marocain ont été réédités (grâce aux éditions Tarik qui ont fait là Å"uvre d'autant plus utile que les livres sont à des prix abordables), peu de recherches, d'études et nulle biographie de l'auteur n'ont vu le jour. Seuls deux inédits sur lesquels planent des doutes et un recueil de chroniques peu représentatif des écrits journalistiques de Khaà ̄r-Eddine ont été publiés. Une maigre production au vu de la grande stature d'un tel poète. On peut déplorer cette amnésie culturelle qui fait, paradoxalement, que le poète a été plus connu – et heureusement – de son vivant. Dans l'histoire universelle de la littérature, de nombreux auteurs ont connu plutôt une gloire post mortem. Mais Khaà ̄r-Eddine n'a jamais rien fait comme les autres. Ni en poésie, ni dans la presse, ni dans l'engagement politique ou idéologique que certains lui prêtaient. En homme libre, toujours il a chéri le verbe universel. Ni poète maudit qui s'agite dans la posture en vogue, ni rimailleur engagé en un combat incertain, mais tout simplement poète tel celui que décrit Pessoa dans Odes de Ricardo Reis : Sage qui se contente du spectacle du monde, Qui, lorsqu'il boit, n'a pas même le souvenir Qu'il a déjà bu dans sa vie, Et pour qui tout est neuf, Toujours immarcescible. (Immarcescible : qui ne peut se faner ; ou ce qui ne pourrit pas). Il faut reconnaà®tre qu'en France, oà1 il a passé près de quinze ans, comme au Maroc après son retour d'exil, les lecteurs de Mohammed Khaà ̄r-Eddine ont toujours été moins nombreux que les commentateurs de sa vie et de son Å"uvre. Ces derniers sont de toutes les couches sociales. On y trouve le journaliste, l'étudiant en lettres, le garçon de café, le quidam, le badaud et d'autres gens de peu. Khaà ̄r-Eddine avait une présence qui tenait à la fois d'un certain charisme et de la simplicité dans le contact avec les gens. Par ailleurs, sa maà®trise de la langue amazighe le rendait encore plus proche de telle ou telle catégorie socioprofessionnelle. Elle était aussi un sujet de fierté pour les uns et les autres. Mais au-delà de cette vision comportementale, le poète avait une telle renommée dans le monde de la littérature et une autre plus sulfureuse dans le cercle politique, qui ne laissaient personne indifférent. Cependant, une fois lue, l'Å"uvre de Khaà ̄r-Eddine est autrement plus complexe. Ceux qui l'ont analysée comme ceux qui ont approché l'homme et son Å"uvre en connaissance de cause et des choses de la poésie savent que nous avons perdu un des plus grands poètes de sa génération. L'autre grand poète africain, Senghor, qui fut pour beaucoup dans le retour de Khaà ̄r-Eddine au pays, ne dit pas autre chose. Et dans la lignée de Pessoa et sa «fiction véridique», méditons la teneur poétique de cet extrait d'un poème publié dans Mémorial (Ed. Le cherche Midi, 1991): «Ils étaient là , ne se souvenant pas ; la vieillesse, signe amer des concordances, me fit honte et dussé-je n'avoir été que ce dieu qui remua vos preuves, je vis en leur énigme résignée la Calamité du Monde ; vieillards, je vis en vous ce qui toujours pour moi ne fut qu'un masque tragique, un fétiche éprouvant (…)