Interview avec Abdelghani Fennane Par Noureddine Mhakkak Abdelghani Fennane, enseignant chercheur à l'uinversité Cadi Ayyad de Marrakech. Parmi ses publications : – Poèmes en seul majeur, Paris, Editions L'Harmattan, Coll. Poètes des Cinq Continents, 2015. – La photographie au Maghreb (sous dir.), Paris-Marrakech, Aimance Sud Editions, 2018 – Celui qui vient de l'avenir, Abdelkébir Khatibi (sous dir.), Casablanca, Toubkal Editions, Collection Repères, 2020.Voici une interview avec lui. Bonne lecture. Que représentent l'art et les lettres pour vous? Un pain quotidien. Il faut se nourrir de littérature, d'images, de musique... tous les jours. Il faut le revendiquer comme un droit. Sans les lettres et l'art on ne peut pas avoir de bons politiciens ni de bons scientifiques à défaut d'imagination, de sensibilité voire de «folie». Il me vient souvent à l'esprit ces vers de Fernando Pessoa : «Sans la folie, l'homme qu'est-il / De plus que la robuste bête / Cadavre ajourné et qui procrée». Rappelez-vous ce que dit aussi Claude Lévi-Strauss : «La seule perte irremplaçable serait celle des œuvres d'art que les siècles auraient vu naître». On comprend pourquoi pendant les guerres et les catastrophes, certaines personnes s'occupent à sauver des œuvres d'art au même tire que d'autres s'occupent à sauver des vies humaines. Et puisqu'aujourd'hui on juge tout à l'échelle de l'utile et du pratique, l'art et les lettres se vendent aussi bien. Des millions de touristes visitent Lisbonne parce qu'elle est associée à la poésie de Pessoa ; la même chose arrive avec Barcelone, parce que c'est la ville de Gaudi Que représente l'écriture pour vous? Une nécessité. J'écris parce qu'il n'en peut pas être autrement. Parce qu'il y a en moi beaucoup de douleur. J'écris sinon je m'ennuie beaucoup, je m'expose trop, je me mets en danger, je pars à la dérive. Je suis vide quand je n'écris plus, comme un lieu désaffecté ou comme un enfant abandonné. L'écriture me protège ; elle m'oblige à une discipline qui me protège. J'ai écrit certains de mes poèmes comme des amulettes pour arrêter des processus néfastes dans ma vie. Vous en trouvez un par exemple dans Poèmes en seul majeur (L'Harmattan, 2015). J'en ai écrit récemment un autre sur la rumeur pour ne pas la laisser me détruire. Je crois que j'ai fui l'écriture pendant quelques années, parce qu'écrire c'est faire face à l'innommable. C'est beaucoup de solitude aussi l'écriture et c'est jamais assez loin de l'irréparable. J'ai essayé d'autres voies, mais toutes se sont avérées des pis-aller. J'ai aussi remarqué qu'à partir d'un certain moment lire sans écrire est inconcevable. Vous voyez, je vous aurais menti vous disant que j'écris pour les grandes causes. Ce qui ne veut pas dire que mon écriture ne se nourrit pas du dehors. Au contraire: le monde me «touche» à travers le spectre de mes douleurs et de mes hantises. Parlez-nous des villes que vous avez visitées et qui ont laissé une trace dans votre parcours artistique. Paris, d'abord, parce que c'est la ville où je suis allé très souvent. Mais aussi parce que c'est la ville d'où je suis revenu souvent avec des livres et de nouvelles sensations nées de rencontres, d'expos vues, d'aventures... Lisbonne est une ville qui m'a beaucoup marqué aussi. C'est là où j'ai «vu» que la frontière géographique et politique est plus proche de la fiction que de la réalité. C'est là où j'ai vu que la dérive des continents est un fait, notamment au quartier «noir» d'Alfama. J'ai voyagé à Lisbonne sur les traces de Fernando Pessoa qui a été mon argument pour obtenir le visa auprès de l'Ambassade du Portugal à Rabat. Ce voyage dans le voyage m'a permis d'autres découvertes (outre Pessoa, Sa Carneiro, José Cardosou Pires, Sophia de Mello Breyner Anderson, les boîtes du fado, le porto, le bacalao...). J'ai évoqué tout ça dans Poèmes en seul majeur. Naples a été un tournant dans ma vie. Pendant tout ce voyage où j'ai découvert différents lieux, à Naples et autour de Naples (le Vésuve, l'Herculanum, Capri – île des écrivains et des poètes dont un certain Rainer Maria Rilke –, Pompéï, le quartier espagnol, le plus pauvre de la ville) deux artistes – leur imaginaire, chacun, je veux dire – m'ont accompagné, le photographe franco-marocain Touhami Ennadre et l'écrivain français Pascal Quignard. À Naples, j'ai vu aussi les plus belles stations de métros, parce qu'elles ont été transformées en galeries d'art. Entre Barcelone, Madrid et Séville, je préfère Barcelone. Madrid, pour moi, c'est l'Europe blanche avec ce côté castillan catholique, nostalgique de l'empire espagnol et d'el caudillo Franco. Séville est une ville « clasista » comme on dit en espagnol. Barcelone est plus cosmopolite ; une ville impure. Ce n'est pas sans raison qu'elle est très présente dans Journal d'un voleur de Jean Genet. Outre la beauté de Barcelone, son imprégnation par la culture et l'art (Gaudi, Picasso, Joan Miro, Antonio Tapiès...), outre son histoire, ce qui m'a aussi impressionné c'est le travail de réhabilitation de plusieurs quartiers qui étaient pauvres et malfamés dont el Barrio Gotico, la Barceloneta (où il y a encore de la pauvreté), el Barrio Chino, un des repaires de Genet, évoqué également dans Le bleu du ciel de Geogres Bataille. Ce qui a permis leur intégration dans le tissu urbain et de nuancer la fracture sociale entre pauvres et non-pauvres. J'ai été aussi à Tunis, Oran, le Caire que j'ai visitée quelques semaines avant le déclenchement des émeutes qui allaient faire chuter Housni Moubarak. Je garde d'ailleurs une photo de lui sur un panneau qui était tombé par terre. Le Caire a été pour moi une désillusion à cause de la pauvreté que j'y ai remarquée et de la vétusté de certains quartiers anciens de la ville. Il m'arrive du coup de comparer. L'amour de la pierre et la présence de l'art dans l'espace public dans les villes européennes n'existent pas – ou pas encore – dans les villes arabes. La main de Gaudi est partout présente à Barcelone. Helsinki est une ville «ergonomique». Intérieurs, paysages, objets... tout est pensé par des designers et des architectes de génie (Alvar Aalto, Hari Koskinen, Maija Isola...) pour le confort de l'homme. J'ai remarqué lors de la visite du Musée du Design d'Helsinki qu'il y avait beaucoup de couples de designers qui ont travaillé ensemble, notamment parmi l'ancienne génération. Helsinki – et la Finlande en général – a été pour moi une blessure de beauté. Parlez-nous des livres que vous avez lus et qui vous ont marqué Les lectures c'est des moments et chacune, quand elle est intense, laisse sa trace, nous change. L'étranger d'Albert Camus a été ma première révélation, j'avais dix-neuf ans. Une saison en enfer et les «Lettres du voyant» d'Arthur Rimbaud ont été pour moi un «choc» : la découverte du génie poétique et de «cette émotion appelée poésie» (Pierre Reverdy). Le livre de Julia Kristeva, Etrangers à nous-même, a été décisif pour comprendre l'altérité et découvrir la solitude ; L'espace littéraire de Maurice Blanchot pour comprendre la métamorphose par l'écriture ; Amour bilingue de Abdelkébir Khatibi pour éprouver une envolée poétique mise à l'épreuve de l'incommensurable et de l'inconnu (la nuit, l'océan...) à la limite de l'indicible et de l'inintelligible; Uno el universo de l'argentin Ernesto Sabato, livre visionnaire, pour découvrir une des explications pertinentes du chaos dans le monde contemporain; Journal d'un voleur de Jean Genet pour découvrir un autre sens de la sainteté et encore une fois l'extase poétique. Récemment j'ai vécu une forte émotion avec la poésie intense de Yanis Ritsos nourrie de la mythologie et de la tragédie grecques, de l'histoire contemporaine de la Grèce marquée par des défaites (notamment contre l'armée turque) et par la dictature, et par la tragédie familiale que le poète a connue. Je le cite: «Pas de ciment/Du vide/traversé/par une poutre de fer» Tout est dit, je pense, sur la puissance du poème – et du vide. Là, je suis en train de lire Saint-John Perse et c'est une autre révélation, une autre mue.