Abdelghani Fennane est un écrivain-poète et chercheur de l'université Cadi Ayyad de Marrakech. «Je ne mourrai pas avant le printemps» est son premier recueil de poèmes publié aux éditions françaises «L'Harmattan» en 2012. Il est également co-auteur de «Penser le corps au Maghreb», paru aux éditions «Karthala» à Paris en 2012, et «Une Histoire de la photographie marocaine» qui paraîtra très prochainement aux Editions du «Cherche Midi» en France. Il prépare actuellement un long poème sur Marrakech, intitulé «Demeure Marrakch» et un autre recueil de poèmes. Malgré son entrée récente sur la scène créative et d'investigation, il s'avère un poète et un chercheur qui a le vent en poupe et qui marquera, à coup sûr, la culture marocaine contemporaine d'expression française. L'Opinion: Vous venez de publier un recueil de poèmes intitulé «Je ne mourrai pas avant le printemps» aux éditions l'Harmattan, pourquoi avez-vous choisi de faire votre première œuvre créatrice en poésie et non pas dans un autre genre littéraire? Abdelghani Fennane: Avais-je réellement choisi ? La poésie a cette capacité extraordinaire de nous rendre sensible au dehors, à l'infime, au colossal, au grandiose, au vil...Le corps du poète est nécessairement un corps poreux traversé par toutes les sensations, c'est la « toile de gaze » dont j'ai parlé dans mon poème « L'artiste veille ». La poésie transforme notre rapport au dehors: je ne crois pas qu'il soit possible de regarder/sentir une pomme de terre, un abricot, une figue sèche de la même façon quand on a lu les poèmes de Francis Ponge ni de regarder avec indifférence un figuier, une poire, une banane, une groseille quand on a lu Rilke. La poésie transforme notre rapport à la langue; comme genre, elle est plus exigeante, elle engage à un rapport plus attentif à la moindre nuance de forme et de sens. C'est à partir de cette double écoute, des mots et des choses, que le poète peut se doter d'une intuition juste. L'Opinion: Que représente le printemps dans votre œuvre poétique? Abdelghani Fennane: D'autres lecteurs m'ont posé la même question, par contre personne ne m'a interrogé sur le sens de cette mort qui viendrait après le printemps, comme si celle-là était évidente. Que mon recueil coïncide avec l'actualité de ce qu'on appelle Le Printemps arabe, ne justifie pas mon choix du titre de mon livre. Un poète n'écrit pas nécessairement sous l'impulsion de l'actualité, ce qui ne l'empêche de prendre des positions sur des questions sociales, politiques ou autres. Ce titre m'est venu à l'esprit au milieu d'une conversation amicale. Je l'ai tout de suite adopté parce qu'il exprime un impossible, un absolu; ce à quoi se mesure toute création poétique ou autre. Je pense que le titre peut à lui seul faire office d'œuvre (Borges), je pense aussi qu'il est possible pour un titre d'avoir une vie autonome, détachée du texte avec lequel il fait cependant corps. Mais puisque il faut dire un mot sur le printemps poétique, j'aimerais citer René Char: « Il existe un printemps inouï, éparpillé parmi les saisons et jusque sous les aisselles de la mort. Devenons sa chaleur: nous porterons ses yeux». L'Opinion: Dans votre poème « Prélude », l'écrit est, pour vous, synonyme de cri. Pourquoi l'écriture a cette fonction ostentatoire? Abdelghani Fennane: Quand nous étions enfants, nous aimions lancer des pierres dans les flaques d'eau stagnantes, nous nous amusions à déranger l'ordre des choses. Quel enfant n'a pas grandi avec une certaine colère en soi. Les circonstances de la vie font que celle-ci s'amplifie ou s'amenuise. Mais l'homme qui veut écrire doit, je pense, maîtriser cette première montée de révolte encore inexprimable, quitte à l'exacerber par la suite. Et effectivement, dans « Je ne mourrai pas avant le printemps», je crie, je crie beaucoup contre plusieurs ordres sociaux, politiques, moraux, économiques, incarnés dans des individus, des groupes, la famille par exemple, des institutions, l'école par exemple, et qui empêchent l'individu d'exister, d'être un sujet capable de penser, de critiquer...J'ai l'impression parfois que dans la société marocaine il n y a pas un seul espace pour se sentir soi-même. Et puis je crie pour renaître à moi-même à travers l'écriture. En ce sens, l'écriture a une fonction vitale. Encore faut-il préciser qu'il s'agit ici d'un cri articulé, jugulé par la force du silence et la loi du chant. L'homme qui crie ici n'a jamais, à vrai dire, crié sinon il n'aurait pas écrit. Dans « Vaste est la prison », une fiction poétique que j'ai écrite à partir de l'œuvre d'Assia Djebbar, le personnage du récit se coupe la langue et confie sa colère au « don du chant capté dans le silence des mots et des images, alternés ». Toute vraie poésie chemine soit vers le silence (Mallarmé) soit vers un langage inarticulé (Pessoa dans Ode maritime et autres poèmes). Deux voies différentes, mais qui mènent toutes les deux vers la mise en crise de tout langage et la remontée vers un ordre d'avant l'ordre: l'ordre prénatal. Il me faut encore travailler pour atteindre ce degré, à mon sens le plus élevé, de virtuosité poétique. L'Opinion: En se référant à votre poème « Demeure », on s'aperçoit que le poète naît quand il meurt. Parlez nous de cette réincarnation et cette vie, en quelque sorte, de phénix qu'est la vie de poète. Abdelghani Fennane: Vous parlez des quatre naissances du poète. L'œuvre exige un sacrifice: le sacrifice de soi. Le poète est celui qui anticipe en quelque sorte sa mort, il lui faut se désincarner pour se réincarner: pour que l'autre chante, il faut que l'un meure. Telle est l'expérience d'Orphée, le maître du chant. Regardez les portraits photographiques des écrivains, une aura funèbre enveloppe leurs visages. L'Opinion: ...et pourquoi le génie dégénère en maladie et le métier du poète devient élection et pas un choix? Abdelghani Fennane: Le génie ne dégénère pas en maladie; le génie est une maladie. Pensez à Flaubert, Rimbaud, Baudelaire, Michelet, Rilke, Kafka...Gilles Deleuze dit que tout écrivain « jouit d'une irrésistible petite santé ». De cette petite santé dépend le devenir de l'œuvre. Je crois aussi, comme Rilke, qu'on est écrivain par vocation, c'est-à-dire par nécessité, ou pas. C'est ce que j'ai essayé de développer dans mon essai-poème « La patience n'est pas un mot », en déployant le mot « patience » en quatre mots : la passion, ce que j'ai appelé la « fleur-blessure », la science, c'est-à-dire, tout le travail d'alchimiste, à force de relectures et de réécritures, la patience, c'est-à-dire la durée de la maturation, et finalement la patience, l'état du patient, l'homme malade qui doit prendre son mal en patience, mot qui signifiait aussi l'incarcéré. J'ai cité Rimbaud, Baudelaire..., mais c'est surtout à Oscar Wilde, auteur de La ballade de la geôle de reading, et au commentaire de Camus, que je pensais pendant que j'écrivais ce que j'ai écrit sur l'œuvre, le génie, l'élection... L'Opinion: L'acte créatif est, pour vous, synonyme de souffrance. En lisant votre recueil de poèmes, je constate qu'il est hanté par une certaine blessure, par la douleur, l'exil, l'errance et la patience, pourquoi, donc, cette dominante et ce référentiel de la souffrance? Abdelghani Fennane: Ma poésie est aussi en partie une poésie de la poésie. A partir de là, il est normal que certains de mes poèmes évoquent la douleur, de l'exil, de l'errance...c'est-à-dire tout ce qui fonde l'expérience de l'œuvre. C'est plus flagrant, dans mon poème « Ut : Rature, écriture, blessure... » où la récurrence du « u » traduit une expérience du confinement, du fermé. Nicolas Ruvet disait que toute poésie ne parlait que de cela: l'amour et la mort. Certains de mes poèmes évoquent aussi une douleur, inscrite dans ma vie personnelle ou dans celle de toute une généalogie: « Un enfant pleure/Il n'est pas encore né/Un enfant meurt/Il n'est pas encore né ». Une généalogie d'orphelins et de mort-nés. De même que je n'ai pas nommé la blessure, à aucun moment je n'ai incarné la douleur dans un lieu et un temps précis. Je veux ajouter que chaque fois que quelqu'un chante sa douleur, il est entrain de la dépasser, de l'apprivoiser. L'Opinion: Marrakech est une ville où l'on trouve de nombreux poètes d'expression arabe et française. D'après vous, pourquoi cette floraison poétique dans cette ville? Abdelghani Fennane: Marrakech est une ville à plusieurs strates, historiquement et géologiquement parlant. Que cette vérité soit occultée sous l'effet du marketing touristique, qu'à l'extérieur comme à l'intérieur Marrakech soit présentée comme ville de villégiature, qu'elle entre dans l'ère de la ville globale avec les bienfaits et les méfaits de la mondialisation, tout cela est encore récent et ne constitue qu'une mince couche de vernis en face de la mémoire profonde de la ville, sa charge spirituelle, son rôle de carrefour de civilisations, les empreints de philosophes (Averroès, Ibn Arabi) et de savants (Ahmed Baba Toumboucti), l'Atlas (tel un Sphinx qui ne livre jamais les clefs de l'énigme), sa palmeraie, sa place-monde Jemâa El Fna, etc. C'est la trame de tout ça qui exerce inconsciemment aujourd'hui son attrait sur des millions de visiteurs à travers le monde, ce n'est pas Zara. Soit dit au passage: je suis entrain de finir un long poème sur Marrakech. L'Opinion: Votre premier recueil de poèmes est dédié à votre chère mère. Que représente la mère pour vous? Abdelghani Fennane: Que représente la mère pour des générations de Marocains ? La réponse me parait évidente : le pain. Toutes les fois où ma mère n'était pas à la maison, le pain a manqué. Un pain qu'elle pétrissait avec ses propres mains, pendant de longues années. Un certain ordre social lui confie un rôle et des tâches - une certaine ruse aussi pour inverser les rapports de force, car il y a beaucoup de luttes sourdes au sein d'une famille, en sa faveur - qui permettent au corps à corps mère/enfant de se perpétuer par delà la coupure ombilicale. La mère, grand sujet littéraire: Baudelaire, Darwich, Proust, Albert Cohen...et Rilke qui chante: « car le sein est tout ». Propos recueillis par Abderrazzak EL QAROUNI