Abdelghani Fennane a plusieurs cordes à son arc. Il est écrivain-poète, critique d'art et enseignant chercheur à l'université Cadi Ayyad de Marrakech. Titulaire d'un doctorat sur l'œuvre d'Abdelkébir Khatibi, il est l'auteur de Je ne mourrai pas avant le printemps, Paris, Editions L'Harmattan, 2012 et Poèmes en seul majeur (à paraître). Il est également co-auteur de Penser le corps au Maghreb, Paris, Editions Karthala, 2012, Une Histoire de la photographie marocaine, Paris, Editions du Cherche Midi (à paraître), Abdelkébir Khatibi, Intersigne, Expressions maghrébines, vol. 12, n°1, été 2013 et Mohamed Loakira: Traversée de l'œuvre, Rabat, Editions Marsam, 2014. Entretien. *En 2012, vous avez publié un recueil de poèmes «Je ne mourrai pas avant le printemps» aux éditions L'Harmattan; vous enchaînez en 2014 avec un second recueil de poèmes «La clairière du chant (Demeure, Marrakech)» que vous avez sorti récemment chez un imprimeur chevronné de Marrakech. Pourquoi ce brusque revirement éditorial et que vous a apporté l›expérience marocaine dans le domaine de l›édition ? C'est un poème qui parle de Marrakech, qui s'adresse à tous les lecteurs qui ont, auront un jour, un lien avec Marrakech. C'est pourquoi j'ai aussi voulu qu'il soit en français et en arabe et édité ici, à Marrakech. Il n'y a pas de revirement; le poème et l'urgence dictaient leur loi. Un livre n'est pas un contenu dans un contenant; l'écrit n'est pas une simple transcription d'une voix orale; l'écrit, comme je l'entends, transcende cette opposition. Le premier contact avec le livre est visuel puis tactile avant d'être cérébral. J'aimerais bien un jour faire un livre qui stimule tous les sens, explore tous les possibles que lui offre le support. Cette expérience m'a appris que si on se met dans une posture plus exigeante, si on aime vraiment l'objet livre, on peut améliorer la qualité de ce qui se publie au Maroc. Elle m'a appris que faire un livre au Maroc, je n'ai pas dit écrire, n'est pas une chose facile. C'est Sisyphe face à son destin. Mais il faut imaginer Sisyphe heureux ! *Votre recueil de poèmes a un double titre, La clairière du chant et (Demeure, Marrakech). Pourquoi un tel choix au niveau de la titraille ? Il se peut que La clairière du chant ne soit que ce poème, ce moment de retrait dans l'angle et l'ombre d'un feuillet. Dans le poème, je dis: « Ma clairière du chant. » C'est la tanière inviolable du silence et de la solitude que tout un chacun devrait avoir. Je voulais aussi que Marrakech soit nommée dès le titre comme « Demeure », mais en outre que ce mot soit aussi lu comme une injonction: Demeure ! Un clin d'œil à Demeure, Athènes de Jacques Derrida. *En lisant votre recueil de poèmes, on est en présence de plusieurs figures historiques de la ville, entre autres les Sept saints, Averroès et Zaynab Nefzaouia. Pourquoi le recours fréquent à ces figures ? Sept est le chiffre de la sainteté, de la sacralité, auquel la ville d'autrefois s'identifiait, c'est le chiffre protecteur, comme une amulette, comme autrefois les remparts. Sept est le cercle qui n'a pas cessé de s'ébrécher à l'insu de la ville. Ce rapport de l'extra-muros à l'intra-muros, les ravages sociaux, économiques, psychologiques qu'il cause n'est pas propre à Marrakech. Ce que je mets en exergue dès le début: La ville n'a jamais cessé de se défroquer/Qui l'ignore pourtant. J'accuse cette ignorance de même que j'invite les écrivains, d'ici ou d'ailleurs, à sortir du piège du cercle (Médina, Jemaâ El Fna) quand ils parlent de Marrakech. En déconstruisant la syntaxe, je défais le cercle dans mon poème. Averroès, comme le saint qui n'a pas cessé d'être amadoué par un certain mysticisme décadent, est la figure du penseur banni de la cité dont la parole doit être rapatriée; Zaynab Nefzaouia est la figure de l'altérité refoulée et de la minorité méconnue. Que je sois amoureux de cette ville ne m'empêche pas de dire qu'elle est une ville arrogante qui méprise tout ce qui se trouve à l'extérieur des remparts; la citadinité dont s'enorgueillit le Marrakchi s'arrête aux frontières de la Médina. D'où mon vers: Ville depuis toujours agrandie de ses plaines-greniers, par référence aux campagnes environnantes ou encore: Ville pélagique par référence au chant nègre. Je veux dire par là que la ville de Marrakech que j'évoque, et c'est là une vérité historique, mais aussi la vérité de mon désir, s'étend au-delà des remparts, au-delà de son pourtour urbain, de ses frontières réelles – mais où s'arrêtent ses frontières ? C'est une ville qui voyage et revient. *Dans votre dernier écrit poétique, la ville de Marrakech a de nombreux synonymes: ville rosace, ville palimpseste, ville caravane, ville-à-deux saisons, ville arrogante... Avec cette floraison d'épithètes que vous donnez à la ville de Marrakech, est-ce qu'on peut dire que cette ville est plurielle et renferme les antagonismes ? L'image-clé parmi ces images est celle de la Rosace-à-cinq-branches. La rosace est une figure concentrique, donc tournée vers l'intérieur, mais qui reste ouverte. Cinq est le symbole de cette ouverture vers les quatre points cardinaux; la cinquième branche pointe vers l'inconnu. Dans les poétiques qui ont façonné ma sensibilité et ma façon de voir (Edouard Glissant, Abdelkébir Khatibi, Mohamed Khaïr-Eddine, José Angel Valente...), il n'ya pas de centre, pas de périphérie, il y a le lieu et le tout-monde; la différence entre les deux n'est pas hiérarchique, mais de proportion. J'ajoute que tous les lieux voyagent; ils dérivent avec les migrants, dans leurs rêves, à travers les chants, les contes, les mythes...L'autarcie qui veut résister aux influences étrangères est impossible, c'est une lutte d'arrière-garde. Une sédentarité absolue, définitive est un rêve impossible; un nomadisme qui ne s'arrime à nul port est une utopie sans fondement. *Dans votre recueil de poèmes, le poète a un sanctuaire, et parfois il dort avec le saint dans un grand sanctuaire qu'est la ville. Comment le poète peut devenir saint et, par conséquent, peut-on parler d'une sainteté poétique ? Je dis: Un sanctuaire où dorment le saint et le poète/Sur la pierre. C'est triste et douloureux de dormir sur la pierre. Ça ne peut être qu'un châtiment, non un choix. Ou alors c'est le prix de la sainteté synonyme généralement de dénuement. Nous ne sommes jamais assez pauvres, dit quelque part Rilke. Tout vrai poète est un saint: O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort/donne à chacun la mort née de sa propre vie/où il connut l'amour et la misère. Est-ce que ce n'est pas une parole de saint ça ? La sainteté poétique regarde vers les dieux en s'en détournant. *Votre dernier recueil de poèmes est un travail de longue haleine, vous avez passé une année, toute entière, pour produire ce long poème sur la ville ocre, tels les poètes arabes classiques qui s'attèlent à écrire des «Haouliats» (Annales poétiques). Est-ce par souci de perfectionnisme ou par nécessité des muses et des contraintes poétiques que vous avez agi de la sorte ? Cette comparaison me fait beaucoup d'honneur. Je pense et je vais toujours le penser que l'œuvre résulte d'un long travail qui demande une grande patience. Mot-clé dans mon écriture, comme je l'ai montré dans mon premier recueil. Mot que je déploie comme tel: la passion, la science, c'est-à-dire le savoir, la patience proprement dite, c'est-à-dire, ce labeur de longue haleine, et la patience, le corps faillible, poreux, malade, ce qui lui permet d'intercepter cette voix intermittente qui susurre *Dans votre recueil de poèmes, il y a des réminiscences de votre passé, de votre quartier natal... Tout commence de là. Au regard du Passé, de l'Ancien, du Jadis, le présent est peu de choses. On ne peut écrire/vivre qu'à partir de ce passé. Le « C'était, c'était, c'était » dont parle Marina Tsvetaeva. Ou comme le dit admirablement Walter Benjamin: « l'Autrefois rencontre le Maintenant, en une fulguration, pour former une constellation neuve ». Mais pour rester dans ce poème, je ne peux pas parler, par exemple, des cigognes comme en parlent beaucoup de livres sur Marrakech. Parce que mon vécu des cigognes est différent ; elles peuplaient la décharge qui se trouvait dans les parages de mon quartier natal comme une horde; elles étaient sales; elles avaient quelque chose de maladroit dans leur façon de se mouvoir. L'image qui a toujours sublimé les cigognes ne peut pas être la mienne. Je reviens au quartier natal, un des premiers quartiers périphériques de Marrakech et à la maison natale. Mais, tu le sais, la première maison, c'est le ventre de la mère, et le premier cri se détache sur le fond d'un langage inarticulé dont la substance est ignorée, qui serait peut-être la première langue, la langue perdue. La lecture comme l'écriture sont un essai pour retrouver ce langage -et cette maison- d'avant le « cri initial ». *L'acte poétique a, pour vous, une fonction de correction des stéréotypes et des idées reçues sur la ville de Marrakech. Peut-on parler, ainsi, du poète défenseur de la ville et garant de la remise de la pendule à l'heure ? L'acte d'écrire de façon générale doit être sans concession et la poésie, qui par vocation est subversive, doit l'être encore plus. Je chante Marrakech en tant qu'habitant et en tant que demeurant. Habiter, selon Heidegger, n'est pas seulement occuper un espace, mais marquer le lieu qu'on occupe de sa propre trace. La demeure (Levinas) c'est le lieu d'où l'on re-part et où l'on re-vient, d'où nous organisons notre rapport au dehors. Pour qu'il y ait hospitalité, il faut qu'il y ait un espace privé et des seuils d'initiation. La ville de Marrakech, comme toutes les villes du monde, suit son devenir, mais il, ce devenir, peut être pensé et autrement. Cette pensée, c'est mon point de vue, n'existe pas; ce que j'imagine comme « chenille presque acéphale » et ne se confie pas à l'imagination de l'artiste et du poète. *Cet ouvrage poétique est illustré de deux photos prises par vous. Nous connaissons bien que vous êtes critique d'art, mais on ignore que vous faites de la photographie. Que pouvez-vous nous dire sur cette facette cachée de votre personnalité qu'on vient de découvrir ? Je n'ai jamais su ce que c'est que l'angoisse de la page blanche. Au contraire je trouve que c'est une chance. C'est comme une femme qui te dit: Prends-moi, qui se donne, qui cède parce que le travail de séduction, la drague ont opéré depuis longtemps et qu'il est venu le temps où le fruit penche vers la main qui l'acclame. Il faut savoir faire bon usage de cette blancheur. C'est une scène et l'écriture une scénographie. De même un livre doit être un bel objet, un des plus beaux artefacts de notre civilisation, qui n'a pas cessé de se diversifier. Un beau livre doit être médité comme un meurtre parfait. La photo sur la couverture répond à cette exigence. C'est une photo en noir et blanc, une photo graphique, qui rompt littéralement avec les images-clichés qui illustrent les livres sur Marrakech. Je voulais qu'elle soit déconcertante, non pas belle. Elle montre aussi, ce que je ne cessais de dire depuis quelques années, le lieu où il faut travailler: l'extra-muros, le Marrakech de demain. Il y a aujourd'hui une vie intense dans les nouveaux quartiers périphériques de Marrakech, mais tout le monde se complait dans l'image poétique de la ville ancienne et encore en sublimant toute la misère qui y sévit. Ce que je dis dans mon poème: Poètes entichés des vestiges/ Conteur/ L'image est dans votre dos. C'est-à-dire le monde futur. *Votre second ouvrage poétique porte une dédicace à une grande figure de la poésie marocaine d'expression française, à savoir le poète Mohamed Loakira. Est-ce que ce poète représente pour vous une sorte de père spirituel ou un chef de file incontournable dans le domaine de la création poétique ? Mohamed Loakira est un poète dont l'œuvre, poèmes et récits, à l'exception peut-être de Confidences d'automne, est liée à la ville de Marrakech, à une certaine mémoire de la ville, c'est une dévotion rare dans la littérature marocaine contemporaine. Sa poétique penche vers l'oralité (dictons, proverbes, chant, celui du Melhoun, jeux de mots...), sauf peut-être dans L'horizon est d'argile, et se remémore de l'africanité. Ma dédicace est plus qu'un hommage, dans la mesure où le poète est toujours le rejeton d'une certaine filiation poétique. L'effigie du poète résulte d'un conflit avec un ou plusieurs maîtres avant que l'écriture ne trouve son identité, devienne la trace à effacer. Cette dédicace évoque aussi un des nombreux intertextes de ce poème. Au lecteur d'en déceler les signes avec un certain esprit de discernement. Mohamed Loakira écrit souvent à haute voix, moi, je me coupe la langue pour écrire; sa ville est une nostalgie, mais une nostalgie d'une origine lointaine, argileuse; la mienne veut adhérer à son devenir; nos symboles diffèrent, le ciel de ma Marrakech est assaillie de grues et non de cigognes, parce que des cigognes nous n'avons pas eu le même vécu. *Sur la quatrième de couverture, vous qualifiez votre poème d' « utopie politique ». Parlez-nous un peu de cette utopie dont vous êtes porteur ? J'ouvre la ville à ses marges et à ses minorités qu'elle rejette: les gens de la campagne, ces « Seigneurs au visage biblique », les noirs, les femmes déchues de l'histoire et à tout étranger. Je réhabilite les « Quartiers de la relégation », toute cette misère cachée des banlieues. J'appelle à la réhabilitation du poète et du penseur tous deux exclus de la cité. L'épigraphe du poème emprunté à Oscar Niemeyer, grande figure de l'architecture et, dans cette épigraphe, l'évocation de l'Algérie, un autre ailleurs, accentue le rôle qui doit être dévolu à l'intellectuel et à l'artiste pour que ce qu'on appelle l'urbanisation ne soit pas du bétonnage et du parcage, mais intègre une vraie pensée de la ville, un vrai sens de l'habiter. J'abolis le centre et la périphérie. J'exprime le vœu d'une ville cosmopolite. J'incite les écrivains à sortir du piège de la Médina, à chaque génération de construire son patrimoine, le patrimoine du futur. La question qui me taraude, s'agissant de Marrakech, c'est comment et à partir de quelle date la ville de Marrakech est devenue ce qu'on appelle aujourd'hui une ville de villégiature ? Jolie expression qui n'en cache pas un certain rabais réducteur (dans villégiature j'entends aussi village) quand on connait le nombre de savants qui ont vécu (transité par), sont enterrés dans cette ville. Sans oublier que Marrakech a été pendant des siècles la capitale d'un empire. *Dans ce monde de globalisation qui est en pleines mutations, et qui est en passe, dans certaines contrées, de perdre ses attaches spirituelles et poétiques, que devient la société sans la fibre poétique ? Je crois que la poésie est aujourd'hui un genre littéraire menacé. La réticence des éditeurs à son égard est une réalité et la vie mouvementée qui est la nôtre ne laisse plus le temps pour la méditation poétique au point que tenir aujourd'hui à la poésie est une forme de militantisme littéraire, voire une folie, c'est aller à contre-courant, mais ceci est le propre de la poésie: résister. Ce qui dérange dans la poésie c'est qu'elle met en crise la langue - ce sur quoi est fondé en grande partie le lien social - jusqu'à l'aphasie; elle contraint au silence, à la solitude, à l'ombre... Ce sont aujourd'hui des valeurs négatives dans notre époque où il faut communiquer pour conquérir, être sous les projecteurs, s'afficher...Ceci dit, quand les Tunisiens sont sortis dans la rue, ils ont clamé Abou Kacem Chebbi; Le chœur des esclaves de Verdi est toujours considéré comme un hymne à la liberté et Al Mutanabi est lu dans le monde entier. Il y a une lumière propre à la poésie, une lumière intermittente qui fait son pouvoir de fascination, celle de la luciole.