Sans rompre avec la filiation d'une poésie vive, attentive à la vibration de la cité, La clairière du chant, (Demeure, Marrakech), Imprimerie Elwataniya, 2014, d'Abdelghani Fennane retrace la gestation d'un poème fait d'une constellation d'images-idées autour de la ville natale pour apprivoiser l'inquiétude inspirée par la violence d'un spectacle de métamorphoses quotidiennes. C'est un texte qui brise le silence selon ses propres failles pour que se dresse le chant éternel d'un espace ouvert, ville-lieu-monde lestée d'un passé réel et imaginaire, d'une portée incantatoire immémoriale qui vibre des ferveurs des cinq points cardinaux. Cinq est ici, selon la perversion des symboles propre à tout acte poétique digne de son nom, le chiffre de l'ouvert. En lisant ce poème, on a l'impression que la voix du poète A. Fennane risque à tout moment de s'étrangler ou de s'éteindre. Car c'est dans la discordance (le disensus) que « s'élève le chant de l'aède noir ». Une discordance portée par un lyrisme épuré. Le poète se pastichant écrit : « Demeure Marrakech » (clin d'œil à Jacques Derrida, Demeure Athènes) à l'exodos de ce texte en chantant une ville hétérophonique et exo-topique. Une hétérophonie qui sonne aussi dans l'épigraphe et la dédicace du poème citant respectivement Oscar Niemeyer Mohammed Loakira et dans le texte de celui-là l'Algérie présente par ailleurs tout au long du poème à travers la métaphore de la rosace (étoile). Les autres voix annoncent la tonalité de ce long poème, dans un mouvement de continuité discontinue et harmonieuse. Les intertextes (Edouard Glissant, Khatibi, José Angel Valente...) créent une polyphonie au sein de ce poème et ouvre son espace-temps ; celui de la ville en conséquence. L'oralité intermittente alterne avec une poésie de la pensée appelant à l'exercice du regard comme acte libérateur. De là ressurgissent les éléments disparates d'un passé reconstitué et revisité. A. Fennane emprunte le style de la photographie ; il déroule le kaléidoscope de flashs d'apparence pittoresque, parfois teintés de nostalgie, mais une nostalgie du présent à venir. Le poète assouplit les vers au point de frôler la prose et le style de la conversation : « Si tu y es contraint, par les uns et les autres, rends tes armes, ne donne jamais ta soumission ! M'enjoint-t-il avec le ton et le geste impérieux qui conviennent ». La ponctuation expressive et le jeu sur la typographie (italique, gros caractère) mettent en relief cette parole intermittente. Pour ce faire, le poète déconstruit la syntaxe, frôle délibérément l'hermétisme, multiplie les allusions implicites à l'histoire, la légende, la mythologie..., violente la réception passive pour soustraire l'image de la ville à l'encrassement des clichés. Le lyrisme du poète inverse l'absence en présence (procédé photographique) ; reteint une mémoire de misère et de lumière de la beauté des couleurs et du rythme ; évoque de façon parcellaire le souvenir de son amour d'enfance « Leïla » associé à celui du quartier natal. Le présent actualise d'autre part le souvenir d'une ville millénaire et impériale. Il en résulte comme un diptyque : ville intra-muros/ville extra-muros, ville d'hier/ville de demain, ville réelle/ville rêvée. Et toujours, comme dans son premier recueil de poèmes, l'appel à autrui, quelqu'un, quelque part, un autre-espace-temps, pour l'associer à la voix du poète et à sa perception, le prendre en témoin. Un art du contraste Entre nostalgie et prospection, A. Fennane joue de l'art du contraste : il est écartelé entre désir et vérité, l'amour fusionnel et un regard distant pour méditer le désordre de la ville, sa « mue de chenille presque acéphale ». Image qui exprime, selon lui, l'absence d'une pensée urbaine. Au-delà de la vision d'un centre unique, de la dualité intra-muros/extra-muros, le prisme poétique restitue la structuration polynucléaire la ville de Marrakech. La photographie en noir et blanc montrant des grues surplombant un chantier de construction accentue dès la couverture du recueil cette vision. Sur le plan de la configuration spatiale, Marrakech est passé de l'état d'une ville compacte vers celui d'une ville éclatée. Cette évolution est sensible dans le texte. Elle est traduite dans le réel par des mutations importantes. De nouveaux modes d'habiter s'accroissent par surélévation et mitage des Jnanes et Arsas à l'intérieur et à l'extérieur de la ville. Le texte de A. Fennane montre Marrakech comme une macro-forme radio-ex-centrique matérialisée par des radiations divergentes et bifurquantes. C'est une manière de thésauriser l'héritage de la ville pour le futur sans délai. Cette approche poétique renchérit sur le nomadisme corollaire à l'histoire de la ville et dont le poète fait une utopie, l'horizon d'une ville-monde qui « voyage et revient ». Ce dehors qui habite le dedans, le poète l'évoque à travers l'mage du quartier natal, un des premiers quartiers périphériques de Marrakech, et celle de la demeure initiale. En ce sens ce poème rompt avec la littérature écrite sur Marrakech, réduisant la ville à sa médina. D'où son appel implicite à sortir de ce piège : « Photographes entiché des vestiges/ Conteur, / l'image est dans votre dos. / Silence, on tourne !! ». La voix du poète résonne alors comme « hors d'elle-même », à la manière d'un écho. Elle se rapproche de ce que Blanchot nomme « la parole errante » ; voix venue d'ailleurs. Fennane tend, malgré l'effusion lyrique qu'il essaie d'éviter, vers l'expérience de la dépersonnalisation ; il tente d'arriver à l'inconnu et à l'infini par le miroitement des voix à l'instar d'Elias Canetti dans son texte Les voix de Marrakech. L'effet spéculaire de cette « reterritorialité » des mots dans un dé-centre procède par un dérèglement des stéréotypes. Il exprime l'idéal d'une cité utopique, par un mouvement de glissement progressif vers une expérience limite du néant, où il est comme « mort à soi-même » après avoir été balancé, balloté entre présent, passé et futur. Le poète donne l'impression d'être à la fois présent et absent, là et exilé. La clairière du chant illustre l'exigence de l'œuvre poétique ; veut inaugurer une poétique de la péri-phérie au Maroc tout en renouant avec la radicalité du chant à travers l'expérience de cette négativité où le poète sans « moi » devient le lieu vide où résonne une parole impersonnelle, où « je est un entre-je » selon les dires du poète, le natal et le lointain, l'intime et l'universel se palpent réciproquement. Sa poésie se définit comme une sorcellerie évocatoire : elle ressuscite des portraits et des paysages en sépia, présentifie des figures d'exil, des voix hérétiques bannies au nom de l'orthodoxie pérenne. C'est une prosopopée qui fait basculer l'imaginaire des lecteurs dans l'univers transfiguré du conte. Par des métaphores parfois insaisissables, A. Fennane repousse l'horizon du langage et de la pensée. C'est aussi une parole de l'espoir qu' « il faut cultiver du sein même du désespoir », selon les dires du poète (voir son premier recueil, Abdelghani Fennane, Je ne mourrai pas avant le printemps, Paris, coll. Poètes des cinq continents, L'Harmattan, 2012). En ce sens, La clairière du chant, qui fait partie d'un quatuor poétique qui va bientôt compter son troisième opus, Poèmes en seul majeur (à paraître), est, comme le poète le présente dans le prière d'insérer, « une utopie politique ».