Incroyable théâtre de l'informel que cette «joutia»de Derb Ghalef. Voilà un lieu où aucun papier de garantie ne circule. Mais où on brasse des milliards. Comme au temps jadis, par le seul miracle de la «kelma». Les baraques sont en tôle mais on vous y donne des cartes de visite avec adresse e-mail. «Kelma» et e-mail, cela fait des jeunes inclassables, comme Nabil. Nabil tient une petite échoppe au marché du Derb Ghalef. Il y répare les ordinateurs. C'est un jeune homme d'une vingtaine d'années dont le regard possède cette gravité si particulière aux enfants qui ont grandi trop vite. Au fond de son iris plane comme une tristesse et ses paupières sont lourdes. Il ne sourit pas beaucoup, ne parle pas beaucoup, cependant tout indique qu'il mène sa carrière débutante avec beaucoup de sérieux. Ce garçon est doté d'un atout irremplaçable ; d'emblée, il vous inspire confiance. Il se dégage de lui ce quelque chose d'indéfinissable qui fait que, sans le connaître, vous le croyez sur parole. Malgré son jeune âge, Nabil, outre son activité à la joutia, dirige une petite structure d'informatique qu'il a montée avec un copain. Evoluant du formel à l'informel, il navigue sur les deux registres, faisant preuve d'une compréhension vive des particularités de la réalité économique environnante. Ce samedi matin, malgré le Ramadan, le rideau de son minuscule comptoir est levé à 8h30, dans un marché de Derb Ghalef encore groggy de sommeil. Nabil y passera la première partie de la matinée avant de rejoindre, selon la demande, son second lieu de travail, où il répond aux besoins d'une autre catégorie de clients. Il vous tend une carte de visite, claire et attrayante, qui vous apprend qu'il conçoit des sites web, installe des réseaux, développe des installations, vend et fait de la maintenance de matériel informatique. Malgré le cadre, l'attitude est professionnelle de bout en bout. La perception que l'on se construit de la jeunesse marocaine a souvent tendance à pécher par son radicalisme et son pessimisme. Les images retenues renvoient au désespoir des harragas, prêts à risquer la mort pour s'en aller vivre ailleurs, au comportement d'assistés des diplômés-chômeurs pour qui le salut doit venir de l'Etat ou encore à la tahramiyat (intraduisible) de ceux qui, pour survivre, n'hésitent devant aucune magouille. Ceci d'un côté. De l'autre, elles se focalisent sur l'arrogance des «golden boys», nés une cuillère d'argent dans la bouche et évoluant en autistes dans leur bulle artificielle ainsi que, dans une moindre mesure, sur «l'acculturation» de tous les autres «fils de la Mission», nantis ou pas, mais en porte-à-faux constant avec leur environnement. Entre ces deux extrêmes, rien. Pourtant, dans ce réel qui bouge dans tous les sens, il est toute une masse silencieuse de jeunes qui, sans être ni ceci ni cela, se battent au quotidien pour tracer leur chemin. Ils avancent, reculent, nagent, surnagent, coulent parfois mais déploient une formidable énergie dans leur volonté de s'en sortir. Et c'est ainsi que, de temps à autre, on croise un Nabil qui ne colle à aucun profil type et qui, cependant, est un produit de ce Maroc en pleine mutation. Avec sa tête de ould ennass, ailleurs, Nabil n'aurait pas retenu l'attention. C'est le fait de le croiser là, dans cet univers si particulier de la joutia, qui interpelle. Avec son visage glabre et ses grands yeux d'enfant sage, il dénote au milieu des barbichettes pointues et des kmiss dont la tendance est marquée en ces lieux. L'anachronisme frappant de son personnage pousse à regarder de plus près les autres figures de cet incroyable théâtre de l'informel. Et l'on se rend compte qu'au-delà de l'apparence extérieure, ils sont ainsi plusieurs comme lui à avoir cette expression dans le regard. L'expression concentrée des personnes qui sont dans ce qu'elles font et qui, parce qu'elles sont dans ce qu'elles font, s'emploient à le faire bien. Incroyable théâtre de l'informel en effet que cette joutia de Derb Ghalef. Incroyable théâtre tout court, où l'ancien croise le nouveau, où les us ancestraux se marient aux techniques modernes de communication, où les paradoxes s'entrechoquent, créant l'inédit … Voilà un lieu où aucun papier de garantie ne circule. Mais où on brasse des milliards. Comme au temps jadis, par le seul miracle de la kelma. Les baraques sont en tôle mais on vous y donne des cartes de visite avec adresse e-mail. Kelma et e-mail, cela fait des jeunes inclassables comme Nabil. Des jeunes qui laissent à penser que l'espoir reste de mise. Si par eux, la kelma se réintroduit dans les mœurs, le pari a des chances d'être remporté