Aucun texte n'oblige l'entreprise à créer une mosquée dans ses locaux. Lieu de culte, celle-ci peut abriter des activités syndicales ou faire le bonheur des planqués. Peut-être faudrait-il encadrer juridiquement ces lieux de culte pour éviter qu'ils ne soient détournés de leur objectif initial ? «Dans ma boîte, l'imam de la mosquée ne se gêne pas pour insulter le patron !», raconte Karim, cadre dans une entreprise de confection. «Sans le nommer, rajoute-t-il, il l'appelle Satan. "Satan n'a pas voulu qu'on se réunisse aujourd'hui, Satan…", etc. C'est assez comique. En fait, il n'a toujours pas digéré la limitation par la direction du temps de prière !» : trois quarts d'heure maximum le vendredi (ablution, prière et les deux prêches compris) et un quart d'heure pour la prière en semaine. C'est que les deux mondes, celui de l'entreprise et celui du religieux ne font pas toujours bon ménage. La pratique religieuse qui transite par la mosquée, commence même à donner quelques soucis à l'entreprise. Evitant l'affrontement, la mosquée comme l'entreprise choisissent pourtant de faire des concessions. Karim l'a remarqué : «La direction a offert tout un étage à la mosquée. L'imam, lui, malgré ses diatribes contre la direction, vante aussi quelquefois les bienfaits du travail. Une façon de se rattraper… ou de conserver sa place. Mais lors de l'extension de l'entreprise, la mosquée a été reléguée dans le parking et l'imam a repris ses attaques de plus belle». Pour éviter les abus, certains limitent le temps de prière En entreprise, la mosquée est depuis longtemps une réalité, surtout au sein des industries qui emploient des centaines de personnes. Pourtant, de peur de heurter la sensibilité religieuse des gens ou d'ouvrir la porte à des frictions, peu de chefs d'entreprise osent réglementer ces lieux de prière. «Ce serait pourtant souhaitable !», affirme Abdelhak M'Hammed, chef d'entreprise et consultant RH. «C'est un problème complexe auquel le responsable du personnel n'a généralement pas le courage de s'attaquer. Nous devons pourtant le faire pour éviter les abus, fixant par exemple à quinze minutes maximum le temps de prière». Depuis deux ans dans l'entreprise, Karim a assisté au «serrage de vis» progressif autour du lieu de prière: «Lieu de repos pour ceux qui avaient un malaise, la mosquée était aussi, il y a peu encore, le lieu où certains venaient tout simplement passer quelques moments sans raison particulière. Personne ne venait alors les déranger. Puis, un agent de sécurité a commencé à faire des rondes pour chercher les dormeurs. Et finalement, face aux abus répétés, la direction a décidé de n'ouvrir la mosquée qu'aux heures de prière». En l'absence de textes, la mosquée d'entreprise est un lieu où l'on peut tout dire Mais, dans de nombreuses salles de prière d'entreprise, le dévot restera pourtant intouchable. Tartuffe, planqué ou vrai dévot, il évitera cette visibilité qui l'empêche de prendre son temps, devant la machine à café, et n'aura généralement aucune explication à donner sur ses pieux séjours prolongés, qu'il les passe à dormir ou à prier. Autre constat, la mosquée d'entreprise est un curieux lieu de parole où, en l'absence de contrôle, on peut dire presque tout : des exhortations syndicalistes, des prêches islamistes… une diversité à l'image de la variété des financements : mécénat d'entreprise, salariés, fonds public… Il n'existe pas de statistiques sur les mosquées d'entreprise. On sait simplement, comme le rapporte Mohamed Wazif, qui prépare un mémoire de DESA en sciences politiques sur la gestion des lieux de culte, que, «sur les 33 000 mosquées que compte le Maroc, seul un quart est géré par le ministère des Habous ! Ainsi, à côté d'une mosquée comme celle de l'aéroport Mohammed V, par exemple, placée sous tutelle du ministère, et où l'imam reçoit un exemplaire du prêche du vendredi, il existe une multitude de mosquées privées, où syndicats et mouvance islamiste s'expriment librement». Administration : les agents prient, les usagers «poireautent»… Ainsi, il n'est pas rare, dans les mosquées d'entreprise, d'entendre des prêches islamistes, dans la pure veine salafiste, obsédée par le sexe, les interdits et les complots contre l'islam. «Dernièrement, l'imam de mon entreprise, dit ce cadre, en avait particulièrement après les festivals, celui de Casa entre autres. Je ne mets jamais les pieds à la mosquée, mais j'ai des échos des prêches car tout le monde ici répète et reprend à son compte les inepties de l'imam». C'est qu'il n'existe quasiment aucun texte réglementant l'exercice de ces lieux de prière. Et, contrairement à ce que pensent beaucoup, «il n'y a aucune obligation non plus pour une entreprise – quel que soit d'ailleurs le nombre de ses salariés – de créer un tel lieu. Tout au plus trouve-t-on des circulaires dans l'administration facilitant la prière, notamment celle du vendredi», observe Abdelhak M'Hammed. Quant au remplacement de l'agent administratif parti prier, «rien n'est prévu non plus. On n'a d'ailleurs jamais demandé à l'administration d'être efficace ! Quand bien même l'agent s'absenterait 15 jours, le client devra attendre…». Professeur à l'université, Latifa, comme tant d'autres, a fait les frais de cette désinvolture des pieux zélés de l'administration. «L'usage des mosquées y est souvent abusif», dénonce cette enseignante, qui constate qu'«il est très difficile de faire une remarque à ce sujet, sans être regardé de travers». C'est pourtant ce qu'elle a fait dans une commune de Yacoub El Mansour, à Rabat, où on lui a demandé d'attendre le retour de la mosquée d'un agent qui devait lui remettre un document administratif. Attendre une heure ou même une demi-heure pour une opération qui doit prendre deux secondes, c'est rageant. «Tout le monde trouvait cette situation normale. Moi, je ne l'ai pas acceptée. Rien n'oblige une personne à prier à heure fixe, même si cela est préférable et rien n'interdit non plus de la remplacer. J'ai cité un hadith disant en quelque sorte qu'"un homme qui travaille vaut mille dévots", ce qui a scandalisé tout le monde». Dans les entreprises du privé, bien sûr, la direction sera beaucoup moins indulgente. Le salarié pris en train de prier pourra même s'entendre dire par son supérieur, comme ce collaborateur d'un journal : «Ici, ce n'est pas une mosquée !». Interdit de prière, le salarié peut aussi se voir imposer des heures de présence obligatoire interdisant toute absence. Cette obligation ne concerne pas seulement les ouvriers (travaillant sur une chaîne, par exemple), mais aussi des cadres. «Dans la marine, sur le ferry, explique ce marin, chaque "chef de quart'' doit assurer quatre heures de suite sans interruption, qu'il soit au poste de pilotage, aux machines ou sur la passerelle. S'il veut prier, il doit absolument se faire remplacer. Ainsi, personne ne prie en même temps». Entreprise et mosquée : entre entente cordiale et guerre froide Le choix de l'espace affecté au lieu de prière donne toujours lieu à quelques négociations. Dans telle rédaction, par exemple, le lieu de prière confisque un espace prévu à l'origine pour le secrétariat de rédaction. Un choix qui n'est pas du goût de tous. Dans telle autre entreprise, limitée dans son espace, ce sont des salariés au détriment d'autres qu'il faut avantager. Ici, ce seront les hommes, pourtant minoritaires : «Les hommes et les femmes ne pouvant prier ensemble, ce sont les 20 hommes de l'entreprise qui ont été choisis au détriment des 80 femmes», explique ce jeune chef de ligne d'une usine de fabrication de chaussures, pas vraiment étonné par le choix de sa direction. Faute d'espace, dans nombre d'entreprises, les femmes seront en effet presque systématiquement sacrifiées. C'est presque une règle en la matière. Plus que le nombre de personnes susceptibles d'aller prier, c'est souvent l'espace disponible (en même temps que la demande des salariés) qui est à l'origine ou non de la mise en place d'un lieu de prière. Il arrive même qu'un lieu de prière (qu'on ne peut alors appeler mosquée) soit aménagé pour un seul salarié : «Dans le cabinet où je travaille», raconte Pierre, conseiller juridique à Casablanca, «un seul cadre pratique la prière. Pour lui, le patron d'origine juive a autorisé l'utilisation d'un bureau vacant pour prier. J'ai apprécié ce geste, moins d'ailleurs pour ses qualités d'ouverture que parce que je ne suis plus obligé d'attendre la fin de la prière pour utiliser l'imprimante qui se trouvait dans le bureau de mon collègue». La plupart du temps, en effet, la cohabitation entre l'entreprise et la mosquée se passe sans problème. Parce que la mosquée se fait discrète ou parce que c'est dans les choix politiques «d'intégration» de l'entreprise. «Dans tous nos sites – siège, dépôts ou usines , vous trouverez des lieux de prière», explique Khalid Ouldghiri, DRH chez Shell (900 salariés). Le DRH n'a d'ailleurs jamais observé le moindre abus. Pour se reposer, «il est bien plus simple de dormir à son bureau!». Quant aux revendications syndicalistes, par exemple, «nous respectons le droit du travail et les salariés ont à disposition des salles de réunion, des panneaux d'affichage…» Reste que les cadres ne sont pas les pratiquants les plus passionnés. La mosquée est pourant ce «seul moment où les cadres et salariés se retrouvent sur le même tapis», note cet ingénieur de la RAM. Car «si chaque département de l'entreprise dispose de son lieu de prière, le vendredi, tout le monde se retrouve dans la mosquée de l'aéroport. Quelques "pratiquants du vendredi" essaient de nouer des alliances avec des cadres des autres départements, des leaders syndicaux reprennent contact avec la base, etc.» Carrefour, lieu de rencontre et de mixité sociale, la mosquée, mal ou non contrôlée, peut devenir aussi un lieu d'ostracisme et d'intolérance, remettant en cause le système même de valeurs de l'entreprise. L'influence qu'elle exerce sur les salariés dans certaines entreprises est quelquefois démesurée. La peur des ressources humaines de toucher à cet espace pourrait donc bien avoir des effets redoutables si l'entreprise n'y prend garde. Peut-être serait-il urgent d'encadrer juridiquement ces lieux écoutés et respectés des salariés. La naissance récente du syndicalisme islamiste est un facteur à prendre en compte. Il pourrait, demain, réserver des surprises dans le monde du travail. Qui est l'imam d'entreprise ? L'imam de l'entreprise est généralement salarié de cette même entreprise, voire ancien salarié à la retraite. Il exerce son activité religieuse bénévolement. S'il reçoit des subsides, il s'agit d'indemnités et non d'un salaire réel. A tort ou à raison, il jouit d'une respectabilité… (…) quelquefois démentie à travers quelques faits divers… (…) Il prêche, guide la prière. Il est aussi souvent chargé de répondre aux questions (écrites) qui lui sont adressées par les salariés. Il est choisi davantage pour ses connaissances religieuses que pour d'autres qualités, l'esprit d'ouverture par exemple.