La fortification des frontières de part et d'autre a porté un coup au trafic. L'essence algérien a presque disparu du marché et les produits de ce pays ne représentent plus que 5 à 10% de ce qui est commercialisé à Bni Drar. Les populations réclament des alternatives à la contrebande. Samedi 16 décembre. Il est midi et une vingtaine de minutes quand nous quittons Oujda pour prendre le chemin de la localité de Bni Drar via la voie express la reliant à Nador. Technopole à vocation multisectorielle, grand campus de savoir, accès au réseau national autoroutier, aéroport international…, les infrastructures situées à la sortie nord de la capitale de l'Oriental donnent l'impression que l'économie de la région est résolument tournée vers la modernité. Quelques kilomètres plus loin, à l'entrée de Bni Drar, nous sommes vite rattrapés par la réalité, quand nous apercevons des bidons remplis d'essence de contrebande aux abords de la route. En fait, la petite ville frontalière de Bni Drar est connue depuis des décennies pour être une plaque tournante du commerce des produits de contrebande. Essence, gasoil, produits alimentaires, tabac, meubles, pièces et accessoires automobiles, drogues… Un large éventail de produits y est écoulé publiquement ou sous le manteau. Toutefois, la donne a radicalement changé, il y a deux ans, lorsque le Maroc et l'Algérie ont mené une course à la fortification de leurs frontières terrestres, fermées depuis 1994. Mur de barbelés d'un côté, tranchée de 7 mètres de long et 8 mètres de profondeur de l'autre, le tour de vis sécuritaire a provoqué une chute vertigineuse du trafic frontalier. Une fois arrivés au centre de Bni Drar après un trajet de 20 km d'Oujda, nous nous dirigeons au magasin de Yahya. Grossiste de produits alimentaires, ce quadragénaire vit, comme l'écrasante majorité des habitants de cette localité frontalière, de la contrebande. Installés au fond du magasin à l'abri des regards, notre hôte nous invite à un thé avec d'autres commerçants de la localité avant d'entamer la discussion. D'emblée, notre interlocuteur évoque la crise subie par les filières de la contrebande. «Depuis 2014, le verrouillage des circuits de contrebande avec l'Algérie a fait que nous nous approvisionnons davantage de Mellilia ou de Casablanca. Sur l'ensemble des produits qui sont commercialisés à Bni Drar et dans les autres marchés à Oujda, les produits algériens ne représentent aujourd'hui que 5 à 10% alors qu'ils sont les plus lucratifs», explique Yahya. La baisse des prix du pétrole a changé la donne Selon lui, cette tendance est générale dans l'ensemble des marchés de l'Oriental comme Souk El Fellah et Souk Mellilia à Oujda. Une information que corrobore un rapport publié en 2015 par l'observatoire de la contrebande, organe dépendant de la Chambre de commerce, d'industrie et de services d'Oujda. Le marasme est encore plus accentué dans la filière du carburant. Considérée comme la plus importante en termes d'emplois et de revenus, cette filière est pratiquement à l'agonie. Et pour preuve, les dizaines de stations nouvellement construites dans la région pour combler le vide provoqué par la mise à mort de la contrebande n'épargnent même pas Bni Drar. En effet, cette dernière abritait jusqu'en 2014 plusieurs dizaines de dépôts de stockage. «Il n'y a plus aucun dépôt en activité en ce moment. Ils ont tous baissé le rideau», confie Houari, un ami de Yahya. Pour nos différents interlocuteurs, tout a changé lorsque les cours du pétrole ont chuté, provoquant une crise économique chez le voisin algérien, le poussant à lutter contre la contrebande de l'or noir, subventionné à coup de milliards sur son marché local. «La vache à lait qu'incarnait le pétrole est morte en Algérie. La baisse des prix du carburant à la pompe, couplée aux nouvelles mesures sécuritaires dans les frontières, font aujourd'hui que le carburant algérien n'est plus compétitif. Depuis fin 2013 déjà, les gens préfèrent s'approvisionner auprès des stations-services. Le revirement de la situation était tel que les vendeurs informels de carburant s'approvisionnaient en carburant légal, ne serait-ce que pour gagner un ou deux dirhams par litre», surenchérit Houari. En fait, les rares vendeurs qui proposent encore des jerricans de carburant à Bni Drar et dans la périphérie d'Oujda proposent le litre d'essence à 10 DH et le litre de gasoil à 8 DH, une différence insignifiante par rapport aux prix à la pompe. «Auparavant, le marché du carburant était tellement immense que le volume écoulé dans la wilaya de Tlemcen (frontalière avec l'Oriental) dépassait de loin celui de la wilaya d'Alger. Le carburant algérien approvisionnait toute la région orientale, de Nador au nord jusqu'à Guercif et Figuig au sud, et même Fès et Meknès. Aujourd'hui, la politique de rigueur menée par le gouvernement algérien a imposé le rationnement du carburant. Les hallabas (ndlr, contrebandiers algériens) ne peuvent plus faire des allers-retours à la station à longueur de journée pour approvisionner leurs clients marocains», indique un autre ex-trafiquant de carburant. Bni Khaled, une commune sinistrée Pour en savoir plus sur l'asphyxie de la filière du carburant de contrebande auprès des populations frontalières, nous quittons Bni Drar à destination d'un douar frontalier situé sur le territoire de la commune rurale de Bni Khaled. Après avoir parcouru quelques kilomètres sur une route boueuse éloignée de la voie express, nous arrivons enfin au lieu où nous attend Mimoun, un autre ex-contrebandier de produits vivriers et membre du Conseil communal de Bni Khaled. Profitant de leur position géographique, à quelques centaines de mètres de la frontière maroco-algérienne, les populations de cette commune rurale, comme d'autres dans l'Oriental à l'instar de Ahl Angad et Ras Asfour, dépendent entièrement du trafic de carburant. «C'est dans notre commune qu'une émeute avait éclaté, dimanche 6 novembre dernier, après l'enterrement d'un contrebandier mort des suites d'une blessure par balle tirée par un garde-frontière. Ce dernier a fait usage de son arme après le refus de la victime d'obtempérer. C'est la première fois qu'un tel incident éclate sur le territoire de l'Oriental», nous précise notre interlocuteur. Selon un témoin, les manifestants ont, en réaction à cet incident, endommagé le Caidat de Bni Khaled, saccagé des boutiques au centre-ville et incendié voitures et motos à la fourrière communale et bloqué la circulation entre Oujda et Ahfir des heures durant. «Il est tout à fait compréhensible que les autorités veuillent appliquer la loi, mais en parallèle, les populations aspirent à des alternatives pouvant leur offrir un revenu stable, loin de l'informel», indique Mimoun. Il faut dire que la mise à mort de la contrebande a fait subir aux populations des localités frontalières un véritable déclassement social. «Le faste qu'a connu notre localité était tel que même les habitants d'Oujda originaires de Bni Khaled venaient se réinstaller ici. Les adolescents quittaient l'école ou le collège pour gagner de l'argent facile. Sans capital et sans grande peine, un individu pouvait gagner chaque jour entre 400 et 1 000 DH pour deux heures de travail, une fois la nuit tombée», indique notre interlocuteur, qui a fait des études universitaires, contrairement à l'écrasante majorité de ses voisins. S'agissant des trafiquants, dont le domicile faisait office de dépôt dans ce haut lieu de la contrebande de carburant, «ils se sont vu privés d'une grosse rente quotidienne, mais ils ont amassé assez d'argent pour vivre longtemps, contrairement à la majorité», confie-t-il. Une opportunité à saisir pour tourner la page de l'informel Selon une source proche du dossier, les populations vivant directement de la contrebande dans l'Oriental se chiffrent à 33 000 ménages. De toute évidence, l'érosion de leur pouvoir d'achat a impacté l'économie de la région. «L'impact de la chute de la contrebande sur le pouvoir d'achat d'une partie des ménages de l'Oriental a sévèrement ralenti l'économie de la région», a fait savoir un chef d'entreprise et ex-président de la section régionale de la CGEM. Même son de cloche chez le cadre d'une banque bien implantée dans la région. «L'économie de la région est dépendante des rendements des tissus informels, dit-il. Ainsi, la baisse importante de la contrebande se fait sentir dans tous les secteurs : de la banque au commerce, en passant par les services ou l'immobilier». Quid des alternatives à la contrebande ? Pas plus qu'un programme de mise à niveau (routes, infrastructures, financement de coopératives agricoles) lancé par le Conseil de la région au profit des communes frontalières et dont la deuxième partie est en cours de validation. «La fin de la contrebande, bien qu'elle soit néfaste sur le plan social, est une opportunité pour qu'on puisse tourner la page de l'informel. Nous ne devons compter que sur nous-mêmes», confie une source au sein du Conseil de la région. Et d'ajouter : «Les élus et acteurs locaux et régionaux ne peuvent pas à eux seuls résoudre cette problématique. Il faut en renfort une intervention urgente du gouvernement», alerte-t-il. Affaire à suivre.