Dans chaque mémoire, il y a des trous parfois béants qui engloutissent nombre de nos souvenirs. Le passé se présente alors telle une forêt touffue où des clairières verdoyantes et giboyeuses dessinent en mosaïque ces territoires de l'oubli. «C'est un trou de verdure où chante une rivière», écrit Rimbaud dans son beau poème, Le dormeur du val. Oui, les trous de mémoire sont quelquefois pleins d'absences qui chantent et se rappellent à nous, de réminiscences qui grouillent de vie et de rires qui se multiplient en échos joyeusement mélancoliques. J'ai sûrement oublié certains visages croisés lors de cette remontée du temps journalistique de ma jeunesse. Mais il m'arrive, lorsque j'évoque tel souvenir devant des amis, de revoir furtivement certains visages sur lesquels je ne puis mettre un nom, ni même un prénom pourtant souvent lus en bas d'articles opinion, de critiques littéraires ou de reportages sur tel ou tel événement. Il est vrai qu'on se lisait beaucoup les uns les autres, à défaut de nous relire nous-mêmes. Pas le temps ou pas le courage. On écrivait vite, et probablement en bâclant le travail tant on était pressé par le temps. Nous partagions ce travers commun à tout journaliste depuis que la profession existe : écrire à la dernière minute. Mais pour cela nous avions pour excuse la commande ou la demande du dernier instant, le changement imprévu, la défection d'un autre collègue ou alors la tant redoutée réécriture de l'article suite au refus de publication décrété par le responsable de la rédaction. Enfin, il arrivait qu'on cédât tout bonnement à l'autocensure. Cela arrivait assez souvent, car c'était pour nombre d'entre nous une seconde nature qui ne demandait qu'à se manifester à la moindre tergiversation devant un mot, un nom, une tournure de phrase, sinon la moindre moue d'un collègue à qui on avait demandé son avis sur tel passage.... Certes, tous les journalistes n'étaient pas logés à la même enseigne. Ceux de la rubrique culturelle avaient, eux, d'autres préoccupations qui ne relevaient pas exactement de l'autocensure, mais d'un certain perfectionnisme qui passait pour de l'exigence. Exigence envers la langue utilisée, car on ne parle pas des poètes, des écrivains et des artistes comme on évoque ces choses triviales que sont les «réalisations» ou les activités «diverses et variées» partisanes ou gouvernementales. En français comme en arabe, la langue devait être soutenue: verbe haut, syntaxe à l'endroit et style à l'avenant. La phrase devait avoir de la gueule et le style de la tenue. Ceux qui le pouvaient en rajoutaient non sans tomber dans une lourde cuistrerie qui faisait rire aux éclats nos amis les plaisantins des pages «Sports». Car c'était souvent dans cette rubrique qu'échouaient parfois les «sous-doués» du journalisme à la manière de chez nous. Cancres de la profession, collaborateurs extérieurs transformés en pisse-copie corvéables et ...impayables dans tous les sens du mot. Il y eut certes quelques exceptions dans certains quotidiens où la page de sports tenait la dragée haute aux autres sections. Mais il n'en reste pas moins vrai que certains journalistes avaient fait d'abord leur début dans les pages «Sports». Cependant, il y eut peu d'élus ayant accédé aux autres rubriques, considérées comme plus «nobles». Pourtant, plus que la rubrique culturelle, celle dédiée aux informations sportives, et plus massivement au foot, était celle où l'on pouvait écrire librement, donner son avis, critiquer ou même interpeller les responsables en la matière. Mais, en ce temps-là tout le monde voulait écrire en «politique», c'est-à-dire là où l'on ne dit, ni écrit ce qu'on pense réellement: là où les uns maniaient, avec précaution tout de même, l'apostrophe et le martinet pendant que ceux d'en face faisaient grand usage de l'encensoir et du dithyrambe... La rubrique culturelle que j'avais le plaisir de diriger durant une dizaine d'années, (une page quotidienne et un supplément hebdomadaire), a connu le passage de noms prestigieux mais aussi de signatures moins en vue: universitaires désireux d'exprimer leur passion littéraire, doctorants ou amis autodidactes épris d'art et de culture, tous exerçant en tant que collaborateurs intermittents, pigistes ou chroniqueurs. Ces profils variés et parfois contrastés —mais avec lesquels j'ai été lié par des affinités à la fois électives et amicales—, ont enrichi les contenus de la rubrique, et leur apport qualitatif et quantitatif a pu, très souvent, pallier la carence béante en matière d'activités et informations culturelles locales à cette époque. Comment les citer tous? Je me rappelle chaque visage, chaque manuscrit, rarement des tapuscrits, chaque manière d'entamer l'article ou le compte rendu, les recensions de tel ouvrage que souvent je n'avais pas encore lu moi-même... On reconnaissait l'universitaire dont j'avais du mal à atténuer le style ardu et la phrase d'attaque peu engageante, ni faire sauter les divisions en petit «a» et petit «b»...Il y avait l'autodidacte affranchi de toutes les règles, le poète en mal de rimes ou en guerre contre elles qui entretenait une prose échevelée, le traducteur doué et innovant, le passeur qui faisait voyager des textes difficiles de l'arabe médiéval vers un français clair et concis, chatoyant et abordable.. Et puis il y eut cette apparition inattendue et improbable en ce lundi matin ensoleillé et automnal à l'orée des années 80. L'arrivée à mon bureau de l'auteur, entre autres, du roman, Agadir, et de ce beau titre à la fois simple et mystérieux, Ce Maroc!. Il s'agit et il tenait à retranscrire son prénom ainsi de Mohammad Khaïr-Eddine...