Le livre de Fouad Laroui émerge une question fondamentale : en quelle langue écrire ? Que faire quand pour gagner votre croûte, il faut continuellement se réinventer une manière d'écrire, un style de composition, une façon de réfléchir. Pour la plupart des gens, la problématique ne se pose pas. Toutefois, lorsqu'on a comme métier l'écriture, on bute souvent sur des blocages inédits. A la lecture du livre de Fouad Laroui, on se rend vite compte qu'on n'est pas seul. Il y a comme une satisfaction inavouée à savoir les autres «plumitifs» frappés du même fléau, si on ose dire. Car, en plus de cette proverbiale peur de la page blanche, un journaliste marocain d'expression française se heurte à une sacrée batterie d'obstacles. D'abord, il y a le métier, l'artisanat. Nombreux sont ceux qui, en lisant un journal, se figurent qu'il a été rédigé par une machine bien huilée. Une sorte de computer géant dont les algorithmes complexes accouchent de pensée et de phrases logiques, grammaticalement correctes, obéissant à un cheminement rationnel, introduction, développement, conclusion et l'affaire est pliée. Las, il n'en est rien. Ecrire en dehors de toute inspiration, froidement, cliniquement, n'est pas une mince affaire. Car, pour peu que l'on tienne à présenter une copie correcte au lecteur, l'effort intellectuel est terriblement fastidieux. Quand par un dimanche matin grisâtre, il vous incombe de rédiger un «10 000 signes» alors que toutes les fibres de votre corps vous supplient de vous roulez en boule sous une couette, il faut le trouver, le courage de s'asseoir devant un MAC, un mug de café bouillant à vos côtés. D'une manière ou d'une autre, ce courage, cette vaillance, on la trouve. Commence alors le processus de création. Dans l'hypothèse où vos recherches ont été faites, vos sources interrogés et le background historique du billet fixé, il vous reste à dénicher une structure au texte. L'attaque de l'article doit amener le lecteur à s'intéresser au sujet proposé. Il serait mensonger de prétendre qu'il existe une technique éprouvée en la matière. Au risque de dissiper des mythes, disons-le : il n'en a pas ! Alors, souvent, on se jette à l'eau et tout aussi souvent, on accouche de mini-navet du style (véridique) : «De tous temps, le gouvernement marocain a lutté contre contre le fléau de la corruption». C'est-ce qu'on appelle un nanard introductif valant perte immédiate du lecteur. A l'opposé, on retrouve l'amorce parfaite. Béchir Ben Yahmed, patron de Jeune Afrique, commence un édito de la sorte : «Hassan II, roi du Maroc (de février 1961 à juillet 1999), a dit un jour devant moi…» Qu'importe la suite, tout cela a le mérite d'être simple, translucide…beau. L'attaque trouvée, il se produit généralement un petit miracle : ça coule. Les phrases se suivent dans un enchaînement sain et globalement satisfaisant. En fait, comme le journaliste qui s'est préparé en amont, a esquissé une silhouette mentale de l'article, il s'empressera pêle-mêle de vider son stock d'informations sur un ou, avec un peu de chance, plusieurs paragraphes. Or, c'est bien là que l'injustice génétique prend le dessus. Certains, prolifiques, marquent leur première pause au bout du 5000è signe ; d'autres, moins prodigues, s'assèchent arrivés au 50è. Commence alors le supplice. Que dire de plus quand on a déjà tout dit ? C'est à ce moment précis que le journaliste, c'est-à-dire le technicien, s'invite dans la partie. Les ficelles sont multiples, nous n'en ferons pas une liste à la Prévert. Disons simplement que le processus s'apparente à une série d'immenses moments de solitudes. Pour certains, un deux pages équivaut à dix cigarettes, trois capsules de Nescafé et une engueulades bien sentie avec un proche (bien souvent une fiancée, hélas» ; pour d'autres, c'est une tisane, trois fois l'album de reprises de Seal et des rafales de chat facebook ponctués par des «J'arrive pas à torcher cette saleté de billet». Une page vide invite aux psychoses les plus diverses… parfois les plus inquiétantes. Citons ce grand éditorialiste de la place qui, avant d'entamer l'écriture d'une chronique quotidienne, circulait entre les marguerites de sa rédaction pour tancer vertement ses collègues journalistes. «Bande de tocards», hurlait-il. Etrange, mais compréhensif. Aller au charbon commande une mise en bouche, une préparation mentale. Retour au livre de Laroui. Son postulat est intéressant. Il en ressort ce dilemme linguistique dont souffre le Marocain. L'handicap verbal est le bien (ou le mal) le mieux partagé par nos citoyens. A l'inverse d'un pays comme l'Amérique où du fin fond de l'Oklahoma jusqu'au salons feutrés des Hamptons, on réfléchit dans la même langue ; chez nous, dire que c'est un tantinet plus compliqué, est un euphémisme. Socilaisés différemment, abreuvés à différentes sources culturelles, nous sommes un patchwork qui, tant bien que mal, est à la recherche d'un socle. Impossible. Laroui cite un exemple sidérant. Who knows ? Lors d'un reportage s'intéressant au traitement des problèmes cardiaques à l'hôpital Ibn Rochd de Casablanca, la parole est donnée aux médecins. Ceux-ci expliquent la fonction de l'équipement médical. Leur expression est duale. En français, fusent les descriptions techniques, tandis que la darija sert de toile de fond au discours. En superposition à tout cela, on sous-titre le propos en arabe dite classique et, (parce qu'il y a un et), ayant trait au fait que le journal en question est berbérophone, le reportage est doublée en Tamazight. Laroui ne s'y trompe pas : «Suivre ce programme relève de l'acrobatie linguistique». Extrapolation. Prenons le cas de ce journaliste européiste, mondialisé en quasi-déconnexion avec le terroir. Mettons qu'il aurait fréquenté un lycée français et qu'ensuite, il se serait envolé pour les USA pour décrocher un Bachelor en sciences politiques. Les cas ne sont pas peu fréquents. Imaginez la torture lorsqu'à un profile pareil, on fait la requête suivante : «Driss, dans ton billet, tu mets en évidence les connivences pouvant lier le PJD, Al Adl Wa Al Ihssane et Al Badil Al Hadari…suggestion d'interviews : Abdelilah Benkirane, Mustapha Ramid, Nadia Yassine et Mustapha Mouatassim». Gulp ! L'exemple est certes caricatural, mais notre multilinguisme le rend plausible. Il est journaliste, a étudié Hobbes et Rousseau, planché sur les checks and balances de Montesquieu, sa connaissance théorique du droit constitutionnel est large, il connaît ses structures politiques générales sur le bout des doigts, mieux, il est marocain. Pourtant, pour rédiger son papier, il lui faudrait lire, comprendre et décrypter Al Massae et Assabah, déchiffrer les arabesques verbales de Mustapha Alaoui dans «Hiwar», se faire comprendre de sources exclusivement arabophones (l'écrasante majorité). Sans cela, notre ami, bien que lesté d'une batterie de diplômes, produira au meilleur des cas, un papier Wikipédia, au pire, une bouillabaisse philosophique indigeste : «Le PJD, parti marocain à référentiel islamique, créé par…». Mais attention, il n'est pas un déphasé ni un «stranger in Casablanca» ; il parle la darija comme n'importe quel supporter d'une équipe de football. Sauf que lui, son talon d'Achille, c'est l'arabe classique. Or, dans son métier, cette lacune ne pardonne pas. Sous d'autres cieux, la problématique n'existerait pas. Chez nous, comme le démontre Laroui, le paysage linguistique est à ce point éclaté qu'il segmente notre peuple en une infinie constellation de niches culturelles, l'anglophone à tendance bérbébrophile, l'ibéro-francophone à dominante rifaine, le sino-compatible à préférence hellénique ! La différence est une richesse, dit-on ! Est-ce vraiment le cas ? Who knows ? Réda Dalil La problématique linguistique suscite une grande polémique au Maroc et dans le monde arabe. Eclairage. «Un vecteur de nos valeurs» Que pensez-vous des appels à l'utilisation de l'arabe dialectale que ce soit en écriture ou dans les médias ? Pour l'ONU et pour plusieurs spécialistes, la langue nationale se définit comme langue exprimant les valeurs, l'identité et les lois régissant les membres de la Nation. Ainsi, la langue est considérée comme un des principes, voire le principe unificateur de la Nation. La langue maternelle, quant à elle, est par définition l'ensemble des signaux verbaux qui mettent en communication l'enfant avec son entourage immédiat et la communauté dans laquelle il est et évolue. C'est la langue utilisée en famille. Et pour répondre à votre question, face à l'appel des courants Amazigh, on entend aujourd'hui des voies qui appellent à l'utilisation de l'arabe dialectale. Pour moi, c'est un appel politisant. Ceux qui sont derrière cherchent plutôt à passer leur idéologie aux dépends de l'arabe classique, la langue nationale qui a été et qui sera toujours langue identitaire vecteur de nos valeurs. Il s'agit avant tout d'enjeu politique et du statut relatif des langues. De plus en plus de Marocains privilégient l'utilisation de l'arabe dialectale au détriment de l'arabe classique. Pourquoi selon vous ? Les raisons sont en premier lieu émotionnelles (attachement à la langue maternelle et de la rue), puis conséquence logique de l'analphabétisme qui impose un langage qui ne respecte pas les principes académiques de l'arabe éloquente dite classique, vu que les interactions qui enrichissent socialement les rapports humains se contentent pour communiquer des messages simples même s'ils ne respectent pas les règles. Puis nous trouvons ce phénomène qui se propage même dans nos universités sous prétexte de «mieux expliquer» alors qu'en vérité c'est que notre système d'enseignement impose l'arabe classique jusqu'au baccalauréat puis le français comme langue des études supérieures, ce qui pousse et les étudiants et les professeur à chercher une langue alternative, à savoir l'arabe dialectale mélangée avec des concepts en langue française et en arabe classique. Les nouvelles technologies et la mondialisation ont-ils un impact ? Depuis sa première apparition en 1962, le terme de «mondialisation» ou «globalisation» est passé du jargon au cliché. Il est clair que, de mémoire vivante, aucun terme n'a voulu dire autant de choses pour autant de gens. Et n'a autant déchaîné les passions. Pour certains, c'est une sorte de nirvana, un état de grâce où règnent la paix et la prospérité universelles ; pour d'autres, il s'agit d'un nouveau genre de chaos qui doit être condamné. La force la plus puissante qui a contribué à transmettre au travers des frontières les idées de démocratie et de respect des droits de l'homme est la révolution de la technologie de l'information qui a eu lieu durant la seconde moitié du XXè siècle. Le téléphone, la télévision et l'Internet en ont été les principaux outils. Mais l'accélération de la croissance n'est pas non plus sans imposer son prix. Ceux qui ont tiré le plus grand profit de la mondialisation sont les pays industrialisés dont l'infrastructure, les institutions et le système éducatif sont développés. Grâce à la diffusion plus large de l'information, les déshérités sont davantage conscients du fossé qui les sépare de l'Occident riche et des élites nationales appuyées par l'Ouest. Cette prise de conscience peut être une source puissante de ressentiment et de protestation, qui peut s'afficher même contre les cultures locales dont l'arabe classique qui n'est autre qu'un dommage collatéral. Propos recueillis par Mohcine Lourhzal L'étonnant ouvrage de Fouad Laroui relance le débat sur la codification de la darija. Morçeaux choisis. Diglossie, ce mot barbare La diglossie, un mot barbare, inconnu du lecteur moyen, sur lequel pourtant s'érige l'effroyable déconfiture du champ linguistique marocain. Par diglossie on entend ce double langage qui assassine en chacun d'entre nous, la volonté, ou plutôt, la capacité, de lire, de se fortifier intellectuellement, de briller par le verbe. Coincé entre une arabe classique figée, suprêmement codée, trop riche, trop dur, irrémédiablement impénétrable, et une darija souple, flexible, creuset d'influences berbère, espagnole et française, mais si violemment humiliée, si cruellement reléguée au rang d'un vernaculaire commun, voire vulgaire, la langue du… colonisé. Bref, la diglossie est-ce carcan qui ralentit en nous l'élan créateur et civilisationnel. Au lieu d'avancer, nous sommes acculés à choisir notre mode d'expression en permanence. Ecrire ? Mais en quoi ? En arabe littéraire, langue du Coran mais à jamais idéalisée et tellement inaccessible ? En darija ? Oui, mais comment, en alphabet latin, sémitique… ? En français ? Peut-être, encore faut-il en maîtriser les rouages. Là où un Suédois ne se posera jamais la question de savoir par quel biais il exprimera sa mémoire, ses souvenirs et sa créativité, nous sommes condamnés à faire un choix pour ensuite s'y tenir une vie durant. Point de naturel dans le processus hélas. Et par conséquent, point de perfection. C'est cette complexité que Fouad Laroui se propose de démêler dans un ouvrage particulièrement précis et intelligent. Nous vous en présentons les bonnes feuilles avec l'aval de l'auteur. R.D. Difficultés de l'arabe classique certaines caractéristiques de l'arabe classique le rendent «difficile», un concept sans grande consistance scientifique que nous n'employons donc qu'avec beaucoup de précaution (et qui ne suppose aucun jugement de valeur, aucune langue n'étant «meilleure» ou «pire» qu'une autre. Mais l'objet de ce travail nécessite qu'in s'avance même en train miné… a – L'absence de vocalisation (ou voyellation ou voyellisation) Seul le Coran est systématiquement vocalisé. (Il n'en a pas toujours été ainsi. Le Coran a été d'abord écrit dans ce qu'on appelle une scriptio defectiva, par opposition à la scriptio plena actuelle. Non seulement il n'était pas vocalisé, mais les signes diacritiques – les points qui distinguent le b du t, le r du z, etc. n'existent pas : une «lettre» pouvait représenter deux ou trois consonnes. Cette scriptio defectiva n'était donc pas beaucoup plus qu'un procédé mnémotechnique. Cette remarque est importante : elle indique prépondérance de l'ordre de la mémoire sur l'écrit. L'arabe dialectal marocain (la darija c'est la langue de communication de l'immense majorité des Marocains. La darija est, par définition, spécifique au Maroc bien qu'elle puisse être assez facilement comprise en Algérie, en Tunisie et en Mauritanie (en revanche, elle ne l'est pas dans le Machriq, au-delà de l'Egypte). C'est la langue maternelle des marocains, sauf ceux qui sont élevés en milieu berbérophone. (Plus généralement, la langue maternelle de tout locuteur arabe et d'abord son dialectique. Il n'accède à l'arabe classique qu'une fois scolarisé). La darija est le résultat de l'interpénétration de l'arabe littéraire, des différents dialectes berbères, du français et, dans un moindre mesure, de l'espagnol. Plus récemment, quelques mots d'anglais sont entrés dans la darija, ce qui confirme son caractère dynamique : elle reste très ouverte sur les autres langues et a une faculté presque naturelle à absorber et «marocaniser» de nouveaux vocables. Ce caractère dynamique fait craindre à certains détracteurs de la darija que celle-ci finisse par ne plus refléter les valeurs traditionnelles, d'où leur attachement, a contrario, à l'arabe classique ou littéraire. Malgré son caractère dynamique, la darija ne connait pas le foisonnement linguistique de la langue classique : farkh («oiseau») n'admet pas qu'un seul pluriel (frâkh) au lieu des trois du classique (afrâkh, furûkh, afrukh) ; himâr («âne») donne hmîr au lieu des hamîr, humur et ahmira de l'arabe classique, etc. dans le cas des «portes», relevé plus haut (plus de dix ou moins de dix ?), la darija a tranché : le pluriel unique sera bibân. Cette simplification systémique de lexique constitue un argument en faveur de la darija. Ecrire la darija ? la darija n'est pas a priori une langue écrite. Il y a encore quelques décennies, la question ne se posait pas vraiment, puisque l'immense majorité des Marocains était de toute façon analphabète. Depuis quelques années, les tentatives se multiplient pour écrire ou transcrire la darija. On peut citer, par exemple, Khbar Bladna, c'est-à-dire «Les Nouvelles de notre pays», qui fut lancé à Tanger par l'Américaine Elena Prentice. Cette dernière a aussi encouragé Youssouf al-Alamy à écrire un roman en darija, intitulé tqarqib an-nab. Certaines internautes transcrivent la darija en combinant lettres romaines et chiffres ( par exemple 7 pour transcrire le ha, 3 pour transcrire le ayn, etc. cet usage est aujourd'hui largement répondu sur le net, pour les « chats » et sur les forums, ainsi pour les textos (SMS). Généralement, les chalands sourient, amusés, lorsqu'ils déchiffrent ces messages (c'est sans doute là l'objectif des publicitaires…). Tout cela leur semble incongru mais enfant. L'idée c'est peut être la future langue nationale qui est en train de prendre forme de légitimité, sous leurs yeux, n'effleure sans doute pas l'esprit de beaucoup. La diglossie, une spécialité arabe on s'intéressera ici à la coexistence de l'arabe classique/littéraire et du «dialecte» marocain ; la darija. Il s'agit de ce que les linguistes nomment la diglossie, qu'il ne faut surtout la confondre avec le bilinguisme. Le mot diglossie a d'ailleurs commencé par être un synonyme savant de bilinguisme (du point de vue étymologique, c'est le même mot) avant d'être utilisé pour la première fois dans son sens actuel par Williams Marçais en 1930 dans sa Diglossie arabe : «La langue arabe se présente à nous sous deux aspects sensiblement différents : 1) une langue littéraire, dite arabe écrit […] ou régulier, ou littéral, ou classique, qui seule a été partout et toujours écrite dans le passé, dans laquelle seule aujourd'hui encore sont rédigés les ouvrages littéraires ou scientifiques, les articles de presse, les actes judiciaires, les lettres privées, bref tout ce qui est écrit, mais qui exactement telle qu'e ::e se présente à nous n'a peut-être jamais été parlé nulle part, et qui dans tous les cas ne se parle aujourd'hui nulle part ; 2) des idiomes parlés, des patois […] dont aucun n'a jamais été écrit […], mais qui partout, et peut-être depuis longtemps, [sont] la seule langue de la conversation dans tous les milieux, populaires ou cultivés.» Toutefois, le mot diglossie désigne parfois – et d'une façon plus générale – l'état dans lequel se trouvent deux systèmes linguistiques coexistant sur un territoire donné, et dont l'un occupe, le plus souvent pour des raisons historiques, un statut social et/ ou politique inférieur. La diglossie marque donc une situation potentiellement conflictuelle. Elle est certainement source de difficulté pour les écrivains. Réflexions (intempestives) sur l'usage du français au Maroc. Une langue suffisante LE PROBLEME PEUT SE FORMULER AINSI : pourquoi ce lieu, magnifique, avec sa décoration, du plus beau mauve, ce bel endroit, extrêmement bien situé, avec son voiturier casquetté, où le prix du gâteau dépasse de loin celui d'un poulet, … oui, pourquoi ce lieu ne s'appelle-t-il pas Chez Mustapha ? Ici, et rien que pour la bonne bouche, des jeunes filles brunes, arborant uniformes brodés, prononcent des «Bonjour», ou, une variante : «Est-ce que vous êtes servis ?». Des jeunes filles aussi polies que ces factures sur lesquelles on peut lire, imprimé, le mot Merci. Dehors, un vigile. Droit comme un «i». Ici, le temps est au beau fixe, et, ayant certainement suspendu son vol, il aura peut-être fait que les noms des rues n'ont pas vraiment changé. Un véritable tour de France, des régions, des héros, des batailles et des victoires. Et ce magnifique immeuble, là, devant nous… Tout d'acier et de verre. Et au bas duquel nous pouvons, cela dépend, soit nous sentir si peu de chose, soit appartenant à la race des seigneurs… Est-il totalement déraisonnable de penser que le français y est la langue des étages supérieurs ? Plus loin, plus bas, qu'est devenue la jeune fille a l'uniforme borde ? Celle qui sert des feuilletés. C'est la fin de sa journée. Elle quitte le pays des pâtés en croûte, pour s'en retourner dans son quartier. Aux abords de l'autoroute. Lorsque le bus l'aura déposé, elle fera le reste à pieds. Il est fort possible qu'elle traverse des Zanqat Arahma, ou Zanqat Joulane, la Rue du Golan. Dans son quartier, il existe même des rues dont les noms sont des nombres. Rue 23. Rue 45. Comme des prisonniers, ou des malades, elles portent des matricules, des numéros. Pourtant, dans la langue de ce pays, ce point reculé de la carte où vit notre jeune fille, on le nomme El Hay. Le vivant. On y boit son café Chez Hicham. Mais aussi à la crèmerie Florida. Est-ce le nom de l'évasion, celui du refus de se laisser numéroter, ou tout simplement du rêve qui se réalise, le temps d'avaler un nouss-nouss ? Café Florida comme un pied de nez au visa, ou, la seule possibilité de traverser le Détroit sans risquer la noyade. Dans ce hay, les boutiques s'appellent souvent El Hanaqua. On peut, sur certaines vitrines, voir que se côtoient, Coiffeur et Halak. Et, lorsqu'on demande au maître des lieux pourquoi il a tenu à ce «Coiffeur», il vous répond : «Pourquoi, ceux-là ne te semblent-ils pas assez bien pour un mot de français !». Les hommes et les femmes, ici, vous citeront, de mémoire, le nom des animateurs et des animatrices, des séries, des soirées musicales qu'ils regardent sur la télévision nationale, le samedi soir. Et même si le satellite leur permet d'aller voir ailleurs, leurs yeux ont tôt fait de revenir à la maison, dès qu'il est question de regarder Anaghma ou Atay ou Saher Maak El Lila. Les gens d'ici, savent, eux, qui sont Fayrouz ou Imad, Hassan El Fad et tous les autres enfants du pays… De même qu'ils connaissent par leurs prénoms les journalistes d' El Massae ou de Al Jarida Al Ouala. Les chroniqueurs et les lecteurs de ces journaux ont, la plupart du temps, une enfance en partage. Leurs vies d'adulte ne les en a pas vue sortir, de ses rues. Est-il utile de rappeler, que c'est généralement ici que vivent ceux qui servent, ceux qui, visiblement, n'ont pas la bonne adresse, ceux qui, le plus souvent, ne dépassent pas le rez-de-chaussée ou le deuxième étage des beaux immeubles de nos Business Center. Exagération ? Caricature ? Grossis-la, elle rapetisse, dit le proverbe marocain… Allez donc trouver un francophone chez ceux qui peuplent les hôpitaux publics, les orphelinats, les ateliers mal éclairés, et autres caves pour gens de peu, tous ces lieux, ou plutôt ces espaces dont Foucault dirait qu'ils n'existent que pour que des hommes y soient enfermés à l'Intérieur de l'Extérieur. Comme beaucoup d'autres, notre société n'a pas échappé à ce dispositif, implacable et violent. Il faudrait qu'un long travail de type généalogique soit entrepris et qui expliquerait comment, dans les années 70, un fils de la Médina pouvait vous parler de Flaubert, alors qu'aujourd'hui, un francophone, de ceux qui travaillent dans cet édifice d'acier de verre, vous parlera plus facilement de Justin Bieber ou de la saison 3 de la série américaine Dr House… S'approcher, un peu, de ce dispositif c'est accepter l'idée qu'il produit aussi bien des phrases, des topographies que des manières d'être. Des choses qu'on dit et qu'on montre. Des énoncés, comme des édifices. Une novlangue On pourrait dire que ce dispositif produit une langue suffisante. Les phrases, dans cette affaire, n'occupent peut-être plus que la simple fonction d'interface. Ce français-là, porte, en son cœur, la marque d'un désir, celui d'exclure et des gens, et, à la fin des fins, la langue française elle-même ! L'histoire de son appropriation par nos élites post-coloniales est aussi celle d'une abominable ambivalence. Ce n'est donc plus la langue qui doit instruire et élever les individus, mais bien la langue des instructions… Aux domestiques. La langue de ce minimum requis, que la jeune fille brune, dès qu'elle enfile son tablier, ne parle pas, ne doit surtout pas parler, mais celle dont, au prix d'une sévère sélection devenue cruellement et savamment naturelle, on lui apprit à prononcer les mots qui ne servent qu'à servir, et certainement pas chez Mustapha… Et demain peut-être, ce seront peut-être les anglophones qui contrôleront le Maroc ! Ils parleront alors cet anglais que Edward Said qualifia d'anglais commercial. Que nous reste-t-il ? Et bien il nous reste la langue. La vraie. Celle qui ne s'est jamais voulu outil de domination, appareil idéologique de classes. Si elle parlait, peut-être nous dirait-elle : «N'ai-je pas été créée à la seule fin de nommer le monde et de lui donner des visages ?». Ce qu'il faut craindre, ce qui doit nous hanter : qu'une langue utile ne finisse par engendrer un Homme Utile. Des vies qui ressembleraient à ces modes d'emploi qui accompagnent les appareils d'électroménagers, et qu'on ne lit jamais. Des âmes devenues des abréviations. Des vies de serveuses, ayant peut-être encore moins de valeur qu'une facture… Dans un pays comme le nôtre, il devient urgent de séparer pauvreté et langue arabe. S'il n'existe pas de langue précaire, il existe, par contre, des situations de précarité, des situations de misère, des lieux d'exclusions, des endroits où l'on place des êtres humains, et où, parce qu'ils parlent la langue de leur pays, ils finissent peut-être par blâmer leur langue pour ce qu'elle ne leur permet pas de gravir les étages de la réussite sociale. Alors ? Rêver. Se refuser à croire qu'il existerait des langues pour les riches et des langues pour les pauvres. Réfuter, encore et encore, l'idée que la langue française puisse être la langue des riches. Et, pour s'en convaincre relire, au moins, Les Misérables, et rêver à un Gavroche lisant sur les lèvres de l'enfant battu du Pain nu, et les imaginer, partageant rires, miettes et colères. Et dire de l'arabe, de celui de Khaïry Shalaby, - par exemple, qu'il déborde de richesses stylistiques, quand les coffres des banques de Dubaï sont presque vides.