Au moment où le Printemps arabe rejoint l'été marocain, le mouvement en faveur des réformes démocratiques est accaparé par des questions constitutionnelles alors que les forces sociales et politiques qui détermineront, à terme, son avenir sont en marche et ne peuvent être reléguées au second plan. Le Mouvement du 20 février s'exprime par des manifestations à répétition pendant que le régime en place cherche à engager d'autres forces sociales dans une réforme constitutionnelle sous la houlette d'une Commission consultative (CCRC) nommée par le Roi : les deux se jaugent pour sonder leurs forces et leurs faiblesses respectives. Le Mouvement, porté par la dynamique existant dans le monde arabe, expérimente jusqu'où sa démarche non-violente peut le conduire. Le régime teste sa capacité de contenir cette pression par un mélange de cooptation et de répression tout en misant sur les forces de restauration qui sont désormais aussi à l'œuvre dans la région. Pour l'instant, le régime maitrise le calendrier: la CCRC a soumis ses conclusions au Roi, qui préparera a son tour la révision constitutionnelle qui sera soumise a referendum.. La création de la CCRC avait initialement été saluée comme une réponse très positive à la pression populaire. Mais désormais nombre d'observateurs s'inquiètent d'un dévoiement du processus qui pourrait se perdre dans les méandres habituels des changements cosmétiques au Maroc. Le pouvoir se retrouve dans un casse-tête. Soit il y aura un vrai débat ouvert et démocratique autour de sa Commission – auquel cas des dissidences réelles vont apparaître et le résultat sera imprévisible. Soit on assistera à un simulacre de discussion avec toujours les mêmes acteurs et un happy end connu d'avance. Ce dernier scénario semble le plus vraisemblable: un processus opaque dans lequel les leaders traditionnels de nos partis et syndicats (dont la plupart ont«ménagé», sinon refusé, leur soutien au Mouvement) vont élaborer sous le contrôle d'un conseiller royal une réforme qui sera ensuite revue et corrigée par le Roi avant d'être soumise au vote populaire. On voit bien que d'un tel processus pourront sortir des révisions constitutionnelles «assez bonnes» pour être approuvées par un référendum organisé dans la foulée et par la communauté internationale qui s'en félicitera. Cela vaudra au régime une crédibilité instantanée en matière de réforme démocratique et lui permettra de disqualifier la mobilisation de la rue comme «anti-démocratique» si celle-ci devait se poursuivre. Mais la faible participation populaire et la désillusion grandissante par rapport aux espoirs d'ouverture démocratique qui entacheront ce processus entraîneront presque à coup sûr de nouvelles manifestations. On comprend dès lors facilement pourquoi les activistes du Mouvement n'ont pas voulu s'inscrire dans un processus «consultatif» aussi étroitement encadré même si leur participation aurait pu le transformer en un forum utile. Les questions constitutionnelles en jeu revêtent la plus haute importance, comme les manifestants l'ont d'ailleurs souligné en se référant par exemple aux articles relatifs à la «commanderie des croyants». L'enjeu crucial et le test réel de la réforme consistent à savoir si, et le cas échéant comment, les pouvoirs et prérogatives de la monarchie seront pour la première fois circonscrits précisément. Cela concerne non seulement les attributs du monarque par rapport aux pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire mais aussi tout un éventail de prérogatives royales non régies par des textes et qui sont de nature patrimoniale. A commencer par le pouvoir de promulguer des décrets qui doit être délimité dans un cadre constitutionnel. Toutefois, et même si toute réforme réelle implique que soit résolue cette question des privilèges royaux, le changement politique auquel aspire aujourd'hui les Marocains va bien au-delà du sort d'une seule institution. L'autoritarisme n'est pas une fonction, c'est tout un système, un réseau d'institutions et de pratiques. Les élections le montrent de manière éclatante. Dans le passé, nous nous sommes satisfaits d'élections dites « transparentes » qui étaient en réalité structurellement frauduleuses du fait du charcutage des circonscriptions, de la complexité du code électoral et du consentement tacite des partis politiques à empêcher des victoires et, donc, des majorités « gênantes ». En la matière, nous devrons à tout le moins renforcer le code électoral et conférer à la commission électorale une indépendance totale du ministère de l'Intérieur. Mais il suffit de penser aussi à l'indépendance et à l'intégrité des autorités municipales et régionales, de la justice, de la police, des écoles et des universités, voire de nos entreprises économiques, pour entrevoir l'étendue du changement qu'impliquerait un vrai processus de démocratisation. On mesure dés lors la constance et la complexité de l'effort politique nécessaire pour faire avancer et pérenniser un tel changement. La démocratie est un processus et non un résultat. Il serait naïf de penser qu'une loi, un référendum ou une manifestation puisse la faire émerger. En effet derrière tout changement légal, des questions plus fondamentales relèvent de la culture politique. Celle-ci requiert, au-delà des élections, une participation constante de millions de citoyens dans tous les problèmes affectant leur société et leurs vies. Or, l'héritage de décennies d'autoritarisme est lourd : passivité, résignation, peur, cynisme et analphabétisme. Cet héritage inclut un cadre politique intégrant les partis politiques dans un jeu qui les maintient dans leur dépendance à l'égard de la monarchie et les rend inaptes à épouser une réforme susceptible de couper ce cordon ombilical. Ces multiples faces de l'autoritarisme constituent les obstacles les plus redoutables à une démocratisation profonde et pérenne. Le monde est plein de constitutions parfaites avec des citoyens passifs et craintifs et des partis politiques sans échine. Nos jeunes cybernautes éduqués et plein d'énergie qui ont inspiré le Mouvement du 20 février à l'instar de leurs frères et sœurs de la région se sont défaits de cet héritage. Mais ils commencent tout juste à entraîner de larges pans de la population marocaine qui restent traditionnalistes, culturellement conservateurs et, non sans raison, soucieux de ne pas rendre leurs vies plus difficiles encore. Pour les mobiliser, pour les aider à se muer de sujets passifs en citoyens actifs, il faut fixer un nouvel ordre du jour, proposer un nouveau projet social, bref, il faut à la fois une vision qui inspire et un programme suffisamment concret pour que tous puissent espérer des vies non pas seulement différentes mais meilleures. Accomplissons cela et la loi et le reste suivront. L'élaboration d'un tel projet est, bien sûr, difficile pour un mouvement politiquement et socialement hétérogène. Pour progresser, ce mouvement se doit d'être plus qu'un front du refus. Il lui faudra aménager au Maroc un espace politique plus ouvert que celui existant dans nombre de pays arabes et, aussi, se fixer des objectifs ambitieux. Le Mouvement trouve ses racines dans le profond désir de changement de tout un peuple, mais il n'a pas encore su bâtir les alliances susceptibles de mobiliser celui-ci ou de formuler des stratégies et contenus programmatiques pour devenir politiquement efficace. Le régime en place n'a pas, lui non plus, encore défini une vision de l'avenir capable de faire face aux défis de notre temps. Il parviendra sans doute à la conclusion que son aura faite d'histoire et de tradition ne suffit plus à renforcer son propre front du refus, cette estacade bricolée de promesses et de menaces, et gardée par les vigiles que sont nos partis politiques, pour briser l'élan des forces du changement. Les rapports entre le Mouvement et le régime sont toujours dominés par la suspicion et la peur, ce qui engendre une situation dangereuse. Car il faut bien se rendre à l'évidence : quels que soient les résultats de la Commission consultative et du référendum, ils seront à coup sûr redéfinis par la dynamique actuelle. La réforme constitutionnelle peut permettre de tourner une page. Elle n'écrira pas un nouveau chapitre. Soit elle sera substantielle et amorcera une démocratisation de toute la société ; soit elle sera limitée et superficielle et elle servira vite d'excuse à plus de répression ce qui provoquera, en réponse, davantage d'ardeur militante. Dans ce contexte, l'impression que le régime recourt d'ores et déjà à une répression accrue est particulièrement troublante. C'est comme si il croyait non seulement qu'une réforme constitutionnelle vaut en soit processus de démocratisation mais, aussi, que sa seule promesse suffit. Or, tabasser des hommes et des femmes pour leur faire évacuer la voie publique, procéder à de nombreuses arrestations et lâcher des policiers pour des « rodéos » à moto, tout cela ne peut que contribuer à saper le soutien au gouvernement et à la monarchie. L'alternative infiniment préférable serait une sympathie compréhensive à l'égard d'un besoin de changement vaste et social plutôt qu'étroit et légal. Que la tentation sécuritaire résulte d'une ascendance momentanée des forces de l'ordre au Maroc ou de la crainte de lobbies bien établis - sinon de l'influence de « frères » au pouvoir qui pensent que le Printemps arabe mériterait un traitement à l'herbicide de la répression - cette tentation est dans tous les cas de figure dangereuse et condamnée d'avance. Dans tout le monde arabe, l'attrait de la monarchie comme force unificatrice et stabilisatrice s'est révélé réel. Mais cette fleur est fragile et nécessite une constante et soigneuse attention, sous peine de faner rapidement. Au mois de février, les manifestants au Bahreïn ne demandaient pas le départ du Roi ou la fin de la monarchie. Qui peut penser qu'ils resteront aussi modérés la prochaine fois qu'ils descendront dans la rue ? Et qui peut penser qu'il n'y aura pas de « prochaine fois » ? Aucun « club des rois » ne protégera une monarchie de la colère du peuple si le peuple a été battu par le club des rois ou l'un de ses membres. Des plaies ouvertes s'inscrivent plus profondément dans la mémoire qu'un scrutin. Tous les acteurs politiques au Maroc feraient donc preuve de sagesse en misant plutôt sur leur force que sur leur faiblesse - ou pire sur la faiblesse des autres. Ils feraient aussi preuve de sagesse en allant à la rencontre de leurs adversaires politiques avec respect plutôt que crainte, en tant que compatriotes et citoyens et non comme ennemis. Ils seraient sages enfin de préparer un projet de réforme suffisamment généreux pour dépasser les places centrales des grandes villes, l'horizon d'un mois ou de deux ou l'agenda politique à courte vue de qui que ce soit. Le Printemps arabe se prolonge dans un long été marocain. Espérons qu'il ne connaisse pas de coups de chaleur. Hicham Ben Abdallah el Alaoui Texte publié dans Libération daté du 15/06/2011 Publié par Lakome avec l'autorisation de l'auteur