A Salé, la ville des corsaires d'antan, le quartier de Hay Salam conçu pour soulager la capitale de la pression démographique qui risquait de l'étouffer, dans les années 1970-80, est devenu célèbre. Non pas, par la douceur de vivre qui s'en dégage, mais parce qu'on a choisi d'y implanter, dans la partie la plus populaire et la plus misérable, une prison à nulle autre pareille. Il en exhale désormais comme un parfum de scandale, d'injustice et d'exactions, depuis que Juan Mendez, le rapporteur spécial de l'ONU pour la torture, y avait pleuré le sort que l'on y réserve au genre humain. L'homme était ressorti bouleversé de cette citadelle de l'horreur, cette cour des miracles, aux murs d'enceinte tellement hauts et tellement sinistres que les concepteurs de cette bastille d'un nouveau genre, n'ont rien imaginé mieux que masquer leur laideur par une laideur supplémentaire, le tribunal de première instance de Salé. Un monument de mauvais goût et une monstrueuse singerie de l'architecture coloniale, comme si le Maroc n'était pétri que de nostalgie pour un passé honni de tous et de réflexes bâtisseurs archaïques. Tout un symbole. C'est dans ce brouillon d'aménagement du territoire, en forme de verrue, que Ali Anouzla a pris ses quartiers, à son corps défendant, le procureur ayant jugé nécessaire de le placer en détention provisoire, après l'avoir inculpé d' « assistance délibérée à une entreprise terroriste, de fourniture de logistique à la perpétration d'actes terroristes et d'apologie d'actes de terrorisme ». A ce stade du récit, il vaut mieux ouvrir des guillemets et les oreilles, tant l'énoncé d'un tel chef d'inculpation relève de l'énormité ou de l'absurde. Qui oserait, en effet, croire que Ali, cet homme épris de liberté, ait nourri, l'espace d'un instant, l'idée de frayer avec AQMI ou lui apporter aide et assistance ? « Al Qaïda », ce monstre, cette saloperie, cette nébuleuse de l'ignominie qui échappe désormais à tout contrôle, y compris à celui de son propre géniteur, au point de se retourner contre lui, aurait donc ses entrées à Lakome. Rien que ça ! Les franchisés de la terreur, les coupeurs de têtes et de mains, les sinistres bourreaux du Mali, les marchands d'otages, les bandits de grands chemins et les adeptes de la « Chouha » (honte) obscurantiste seraient en fait, nos complices. Et c'est dans les minuscules bureaux de Lakome que les ennemis de l'humanité pétriraient leur complot contre le pays. En réalité le régime marocain est son propre ennemi. Il n'est de pire complot que celui qu'il ourdit tous les jours, contre sa propre existence, en réprimant les libertés, en muselant la presse libre, en érigeant la corruption en système de gouvernance, en achetant les consciences, en dilapidant les deniers publics en shoppings dans les malls d'Europe et d'Amérique, en pillant les ressources, en « misérabilisant » les campagnes........... A ce stade du récit, il faudrait une bonbonne d'oxygène, pour poursuivre l'énumération des exactions du Makhzen contre lui-même ! L'arrestation de Ali en est une ! En réalité, Lakome terrorise parce qu'elle est devenue, en quelques mois, un creuset de démocratie, une Agora, ouvrant ses colonnes à tout ce que compte la société de plumes libres. Dans ce local exigu, où l'on carbure au café filtre et à l'espoir de lendemains meilleurs, ce qui épouvante tant les tyrans, c'est qu'il y souffle un dernier et irrépressible vent de liberté, alors que partout ailleurs où celle-ci devrait se faire entendre, on continue de tendre la main à la tyrannie et en faire l'apologie. A peine cinquante misérables mètres carrés et une poignée de femmes et d'hommes libres auront suffi pour que des centaines de citoyens s'y donnent rendez-vous, pour y conter les récits de leurs souffrances et psychanalyser les douleurs engendrées par la dictature. A entendre les thuriféraires de l'insupportable, Ali aurait du taire tout cela, au nom d'un prétendu patriotisme. Mais le patriotisme ne commence-t-il pas justement, là où finit l'Omerta ? A peine cinquante mètres carrés de liberté et voilà le régime qui a les « chochottes » et tremble sur ses bases. A croire que tous ces services de sécurités, tous ces ministères, toutes ces institutions, tous ces Conseils que nous payons de nos deniers, ne sont rien d'autre qu'un pataquès bouffi, aux pieds d'argile et que des phrases écrites à l'encre virtuelle d'Internet risquent d'emporter à tout jamais. « Ils » sont devenus fous. C'est le seul et unique constat qui s'impose, à l'énoncé des charges qui pèsent sur notre confrère. Et il n'est de pire folie que celle que l'on partage à plusieurs, comme semble décidée à le faire la classe politique dans sa quasi-totalité, à approuver ce dernier crime, en date, entrepris contre le journalisme. Une fois de plus, à quelques semaines d'intervalles, notre pays est le centre de l'indignation de pas moins de cinquante organisations de défense des Droits de l'homme, auxquelles se sont joints « Reporters sans frontières » et « Amnesty International ». Mais dans sa fuite en avant, en forme de folie suicidaire, le Makhzen en bon autiste, court toujours et n'entend rien ! Puisse-t-il s'arrêter pour reprendre son souffle. Il se rendrait compte que cinquante organisations et des millions de voix qui s'élèvent pour défendre cinquante mètres carrés de liberté sont le meilleur hommage que le monde libre pouvait rendre au courage d'un seul homme et la meilleure preuve que le Maroc vient encore une fois d'y laisser son honneur.