Lakome publie le reportage réalisé par l'envoyée spéciale du journal Le Monde, Elyse Vincent, venue couvrir les manifestations de protestation contre la grâce royale en faveur du pédophile Daniel Galvan. Les militants les plus aguerris ne savent pas comment les appeler. Les mots sont vagues : "nouveaux participants" ou "ceux que l'on avait jamais vus jusque-là". Ces visages neufs sont descendus dans la rue à leurs côtés lors des manifestations contre la décision du roi Mohammed VI de gracier un pédophile espagnol, le 31 juillet, à l'occasion de la fête du Trône. C'est à la présence de ces contestataires inattendus – même s'ils n'ont jamais été majoritaires – que beaucoup attribuent, en partie, la marche arrière du roi, qui a révoqué cette grâce, dimanche 4 août. Ces nouveaux participants étaient encore là, mardi, dans l'air frais du soir, sur la grande place Mohammed V de Casablanca, la plus grande ville du Maroc. Un rassemblement était organisé à l'appel de plusieurs collectifs et partis de gauche pour poursuivre la contestation. Mais, à part pour les habitués, les visages des militants se fondaient dans la masse des quelque 2 000 manifestants. Des silhouettes comme Mustapha, son épouse et leurs deux enfants. La famille se tient légèrement en retrait. "J'ai amené ma femme ici pour la convaincre !", se félicite Mustapha, 48 ans, professeur d'éducation physique. "J'aime bien notre roi, il a fait beaucoup de choses. Il faut seulement qu'il comprenne qu'il doit mieux s'entourer, la pédophilie est un sujet grave", dit-elle pudiquement. Une allusion au rôle joué par un conseiller du roi, Fouad Ali El Himma, dans la grâce royale. C'est à la suite de son intervention qu'aurait été fusionnée une liste de prisonniers à extrader vers l'Espagne pour qu'ils y purgent le reste de leur peine – dont le pédophile espagnol – avec une autre liste de personnes à définitivement gracier. Pantalon sombre, chemise noire, Mustapha filme à tout-va le rassemblement avec son téléphone portable. Comme fasciné. Il dit avoir pour la "première fois" participé à des manifestations lors du mouvement du 20 février 2011. Une contestation sociale née dans la foulée du "printemps arabe". Depuis, il ne peut plus s'arrêter. La présence de Mustapha et des siens illustre presque à elle seule l'analyse de l'historien de la vie politique Maâti Monjib. La "grâce ratée" de Mohammed VI "a entraîné la rencontre de deux mouvements qui agitent l'opinion marocaine depuis le mouvement du 20 février 2011", décrypte l'universitaire. "Le premier est politique et a pour moteur l'appel à une 'monarchie parlementaire'. Le second est organisé autour des associations des droits humains qui sont très sensibles au sujet de la pédophilie", ajoute Maâti Monjib. Nadia, 38 ans, s'identifierait plutôt à cette deuxième tendance. Au milieu de la foule avec ses trois enfants, cette jolie brune aux cheveux couverts d'un châle noir ne se mobilise d'habitude que pour la cause palestinienne : "Mais là, j'ai été choquée. La pédophilie est un sujet dont je parle souvent à mes garçons." Cette professeure de français n'adhère pas aux discours antimonarchie des militants mais elle est sensible au thème de"l'indépendance de la justice". RÔLE DES MEDIAS ALTERNATIFS La contestation contre la grâce du roi n'aurait pas eu l'impact qu'elle a eu sans les "médias alternatifs", estime toutefois M. Monjib. "La télévision est à 100 % contrôlée par le palais et c'est ce que regarde la majorité des gens. La presse, elle, n'est pas diffusée en copies suffisantes." Pour l'historien, le roi est "irresponsable devant la justice et la nation, mais avec les nouvelles sources d'information, il devient responsable médiatiquement". Un phénomène amplifié, cette fois-ci, selon lui, par la dimension internationale du sujet. Sur la place de Casablanca, du haut de son mètre quatre-vingt-sept, Mehdi explique à ce titre qu'il suivait "absolument tout", jusqu'à présent, sur les réseaux sociaux. "Je m'intéressais de très près, mais je ne venais jamais."Pour cet étudiant en sciences économiques de 27 ans, c'est "l'ampleur de ce qui s'est passé" qui l'a décidé à sortir de chez lui. Il dit désormais réfléchir à plus s'investir dans la vie associative. Les nouveaux participants aux différents sit-in de ces derniers jours ne faisaient pas partie des classes populaires. La plupart étaient éduqués, diplômés. "Le palais royal fonde une grande partie de son pouvoir sur le contrôle de l'élite, avec un usage très important des nominations, y compris dans le domaine universitaire", pointe en ce sens M. Monjib. "Or, avec cette affaire de grâce, il s'est discrédité, y compris dans ses propres rangs", conclut-il. Elise Vincent (Casablanca, Maroc, envoyée spéciale LE MONDE )