Après le drame des viols commis par le criminel Espagnol Daniel Galvan condamné à 30 ans de réclusion criminelle, les victimes et leurs familles ont eu à subir une seconde injustice : la grâce du pédophile par Mohammed VI à l'occasion de la fête du trône. Elles se voient trahies par le roi du Maroc pourtant censé protéger, selon l'article 42 de la Constitution, « les droits et les libertés des citoyennes et des citoyens ». A l'origine une sombre affaire de marchandage diplomatique avec l'Espagne, la grâce royale du pédophile s'est muée en scandale moral et en crise politique majeure mettant en cause directement la responsabilité de Mohammed VI. Un scandale moral car des dizaines de milliers de familles marocaines se sont identifiés aux victimes et à leurs familles. Chaque père et chaque mère de famille sont révoltés par une grâce royale qui pourrait demain viser le violeur de leurs propres enfants. Ce détournement cynique d'une décision de justice constitue, avec les affaires de pédophilie précédentes rapidement étouffées -comme celle d'un ancien ministre Français à Marrakech- un encouragement à sévir pour les criminels sexuels originaires de pays européens et avec qui l'Etat marocain dit avoir des intérêts majeurs. La grâce royale montre une nouvelle fois dans quel mépris sont tenus les Marocains. Pour le roi comme pour son entourage, les Marocains sont des sujets dociles prêts à accepter tout de leur souverain. Une telle décision serait passée inaperçue si l'avocat des victimes, relayé par les réseaux sociaux, n'avait alerté la presse. C'est aussi une crise politique majeure car cette affaire fait ressortir clairement les contradictions du régime marocain. D'un côté, le palais et, en service commandé, la majorité de la classe politique et des médias ne cessent de parler des bienfaits de « la monarchie exécutive » -euphémisme désignant le despotisme- dans laquelle le roi, doté de larges pouvoirs, règne et gouverne. Depuis l'accession au trône de Mohammed VI, tout est fait pour maintenir son omnipotence et son omniprésence. Toutes les décisions majeures de l'Etat sur les plans politique, militaire, social ou économique passent par le palais. De l'autre côté, Mohammed VI se défile lorsqu'il s'agit d'assumer la responsabilité politique de ses actes. Le mythe du « bon monarque » mal entouré et mal orienté a permis de protéger le roi d'une contestation frontale. L'adoption de la nouvelle constitution en juillet 2011 à la suite de la contestation populaire du 20 février et la victoire du Parti de la justice et du développement (PJD) aux élections du 25 novembre 2011 n'ont pas mis un terme ni même diminué les pleins pouvoirs du roi. La mise en cause directe de la responsabilité du roi dans l'affaire de la grâce royale n'a pas été le fait d'une hypothétique nouvelle configuration institutionnelle mais a pris forme dans les réseaux sociaux puis dans les rues de plusieurs villes. Si Mohammed VI a plusieurs fois bafoué la constitution qui a pourtant été rédigée par une commission totalement acquise, c'est la contestation citoyenne dans l'espace public qui le rappelle à l'ordre et le ramène à une interprétation démocratique du même texte. En quoi ces protestations contre la grâce royale constituent un tournant politique ? Alors que la contestation du mouvement du 20 février en 2011 avait revendiqué la démocratisation de l'Etat en des termes généraux (« lutte contre le despotisme et la corruption »), la contestation de la grâce royale lui donne une vigueur renouvelée contre une cible précise. Elle donne au mouvement du 20 février un motif de contestation clair et capable de produire l'unanimité tout en soulevant des questions centrales liées à la nature du régime marocain et à l'exercice du pouvoir par le roi. Surtout, c'est la première fois sous Mohammed VI qu'une contestation politique élargie et sans coloration idéologique vise de manière aussi frontale et explicite un acte du roi. Cette mobilisation ciblée a donc le potentiel de rassembler en son sein des organisations politiques et civiles très diverses et des citoyens de tout bord. Comment interpréter la responsabilité de Mohammed VI après le communiqué du palais royal du samedi 3 août 2013 sur « l'ignorance » du roi quant à la nature des crimes commis par le pédophile espagnol ? Il faut d'abord souligner que la contestation du vendredi 2 août 2013 à Rabat puis par la suite dans plusieurs villes du Maroc a fait plier le roi, car pour la première fois le palais fait profil bas et se voit obligé de donner des explications là où, en l'absence de mobilisation, le silence méprisant eût été la seule réponse. Ensuite, cette version semble difficile à croire vu le communiqué du ministre de la justice Mustapha Ramid a clairement justifié la décision royale pour des considérations « d'intérêt national ». Enfin, comme l'ont révélé plusieurs articles de presse, un autre pédophile, Français cette fois, a été gracié par le roi en 2006. Si Mohammed VI savait, il aurait, en plus d'une faute politique, commis une faute morale grave qui lui aurait coûté son poste s'il avait été un dirigeant démocratiquement élu. Mais admettons que le roi ignorât tout du pédophile qui a bénéficié de sa grâce. Le fait de ne pas savoir n'exonère en rien le roi de sa responsabilité politique et constitutionnelle. L'article 58 de la constitution marocaine est clair : « le Roi exerce le droit de grâce ». L'affaire de la grâce royale serait donc au mieux un signe d'incompétence et de négligence sur des affaires d'Etat de la plus haute importance. Comment prétendre diriger l'Etat et « protéger les droits des citoyens » lorsque le roi fait preuve d'une telle légèreté ? Est-ce là le message d'exemplarité morale que « le commandeur des croyants » adresse aux fonctionnaires de l'Etat et aux citoyens ? Rappelons que Mohammed VI continue à exercer de larges pouvoirs, supérieurs à ce que lui confère la constitution de 2011, mais se défile lorsqu'il s'agit d'en assumer les conséquences politiques et de faire face à la critique publique et légitime des citoyens. Il devrait au minimum, présenter des excuses aux familles des victimes et aux Marocains pour cet acte indigne. En l'absence de mécanismes institutionnels mettant en cause les décisions du roi, c'est à la mobilisation citoyenne qu'incombe ce devoir critique. La monarchie marocaine a longtemps fonctionné sur ce paradoxe : un roi qui décide de tout mais n'est responsable de rien. Or ce fondement du régime est de moins en moins toléré par les Marocains, non pas en des termes abstraits, mais à l'épreuve de faits précis et de questions concrètes comme l'est l'affaire de la grâce du pédophile. La monarchie doit choisir entre, d'une part, l'exercice du pouvoir suscitant une contestation frontale potentiellement fatale et, d'autre part, sa survie comme institution symbolique unifiant les Marocains et se maintenant à l'écart des soubresauts et des vicissitudes du pouvoir.