L'attitude de certains laïcs (de gauche comme de droite) sur l'évolution des événements en Egypte a beaucoup surpris nos collègues universitaires et intellectuels qui s'étonnent que ces hommes de lettres, ces penseurs et ces analystes puissent avoir été pris d'un « aveuglement idéologique» et d'un « sectarisme partisan » au point de justifier le coup d'Etat militaire. Pire, certains d'entre eux tentent de le légitimer politiquement en le drapant d'un soutien populaire et le considèrent comme une correction de la voie révolutionnaire. Malheureusement, ces appréciations ne sont pas limitées à des points de vus personnels*. Des organismes et des partis politiques considérés comme démocratiques tels que le PSU, au lieu d'adopter une position politique et morale contre le putch et le détournement de la révolution du 25 janvier, considèrent le coup d'Etat du 30 juin comme une « correction de la voie révolutionnaire ». Dans un communiqué, le PSU annonce : «son soutien au peuple égyptien et ses forces démocratiques. Il exprime sa solidarité avec la continuité de la correction de la voie révolutionnaire. Le PSU rend hommage peuple égyptien pour sa combativité et sa détermination à réaliser les objectifs de la révolution du 25 janvier pour l'établissement d'un Etat laïc et démocratique, construit sur la justice sociale et le respect des libertés individuelles et collectives »**. Je me demande à quel peuple font-ils allusion ? A quelles démocratie et libertés pensent-ils ? Et à quelle révolution dont il est question ? Une révolution planifiée, gérée, exécutée par l'armée et où le peuple a joué le rôle de comparse dans ce qui ressemble à un feuilleton dramatique ? Une attitude, honteuse, réactionnaire et choquante provenant d'un parti que l'on pensait être progressiste et démocratique constitué d'intellectuels et de militants sur lesquels la rue comptait. Malheureusement, si les militaires ont renversé les outils et les moyens conduisant à la démocratie, les politiciens laïcs arabes, eux ont trahi le référentiel philosophique de la démocratie. D'aucuns jugent cette attitude injustifiable sur le plan éthique et politique et s'étonnent de cette hostilité profonde qu'entretiennent les laïcs à l'égard des islamistes et vis-à-vis de tout ce qui a trait à l'Islam et à la pratique cultuelle en général. Des attitudes que les gens n'arrivent pas à comprendre ni à expliquer en l'absence d'études approfondies. C'est pourquoi je vais essayer de présenter et d'expliquer les soubassements de cette hostilité à travers une série de facteurs: 1- le facteur historique : beaucoup de gens de gauche, de laïcs, et spécialement ceux qui sont affiliés à des partis et qui sont devenus des professionnels de la politique, voient dans l'islamisme une forme d'imposture récente sur la scène politique. De ce fait, ces personnes ont du mal à renoncer à leur « légitimité historique » qu'elles ont hérité des mouvements de libération nationale. D'ailleurs, la plupart des leaders laïcs du monde arabe sont des personnes vieillies qui appartiennent soit à l'époque de l'indépendance soit à la période post-indépendance. 2- Le facteur psychologique: une grande partie des laïcs ont pris l'habitude d'exercer une forme de tutelle sur les masses et de regarder le peuple d'en haut. Pendant longtemps, ils ont cru être les seuls « professeurs », « chercheurs », « experts » et « leaders d'opinion » surtout au cours des années 70 et 80 lorsque le discours de gauche dominait la scène politique avec le soutien financier des russes et des chinois. Ainsi, il n'est pas évident pour eux de ce défaire de ce complexe et d'admettre que pour chaque époque correspond des personnes appropriées 3- Le facteur politique: le courant laïc est conscient qu'il ne représente plus qu'une minorité dans le monde islamique d'aujourd'hui, d'autant plus que la crédibilité d'un grand nombre s'est consumée avec les échecs successifs à l'occasion de l'exercice du pouvoir, de manière directe, ou indirecte comme allié de l'exécutif comme dans le cas de l'expérience de la gauche marocaine. Ainsi, le courant laïc ne croit plus à la démocratie des urnes pour affronter les islamistes et en fait des épouvantails pour sceller son alliance avec les régimes despotiques et s'octroyer l'appui d'une partie de la droite occidentale islamophobe imbibée de clichés médiatiques qui alimente la culture coloniale et xénophobe. 4- Le facteur intellectuel: Il ne peut pas être fait abstraction du conflit intellectuel et idéologique qui oppose laïcs et islamistes. Un conflit qui trouve son origine dans la nature des références culturelles et idéologiques pour chacun des deux courants. En effet, les islamistes considèrent les laïcs comme des victimes d'une aliénation culturelle imposée par l'occident et qui reproduisent le modèle du vainqueur. De leur côté, les laïcs, voient dans les islamistes des souffre-douleurs de l'héritage obscurantiste et réactionnaire qui tentent de reproduire un modèle de société passéiste, métaphysique, verrouillée et sous-développée. Et c'est sur ce point que les laïcs se heurtent non seulement aux islamistes mais à l'ensemble des masses populaires profondément attachées à l'Islam. Cependant, ces divergences tendent à s'estomper progressivement aujourd'hui grâce aux efforts intellectuels menés de part et d'autre pour arriver à trouver des espaces d'entente sur la base de la philosophie démocratique et des droits de l'homme. 5- Le facteur structurel: il est lié au processus de formation de l'esprit de gauche. La gauche arabe n'a pas pu sortir du cocon idéologique marxiste et s'est construite sur la négation du multiculturalisme et de la diversité (parti unique, discipline révolutionnaire, dictature du prolétariat, etc...). Après la chute de l'Union soviétique, la gauche a vécu « orpheline » idéologiquement et a tenté de combler ce vide en épousant les valeurs de la démocratie et des droits de l'homme. Idéologiquement, la gauche considère les islamistes comme des obscurantistes et des réactionnaires. La religion est l'opium du peuple et une forme de pathologie psychologique. En revanche, la démocratie et les droits de l'homme reconnaissent le droit de culte comme un droit fondamental et comme un choix personnel inaliénable. Cette contradiction entre la pensée démocratique et la pensée marxiste a conduit de nombreux gauchistes à abandonner l'action partisane et se consacrer au domaine exclusif des droits de l'homme. S'ajoute à cela l'absence de la pratique démocratique dans les partis arabes de gauche et chez les laïcs en général, ainsi que l'incapacité d'opérer une relecture de l'héritage marxiste contrairement à certains mouvements islamistes qui ont réussi cette remise en question malgré toute la pesanteur de 14 siècles d'héritage islamique caractérisé par la sacralisation d'un certain nombre de concepts et de paradigmes. On peut dire que l'esprit marxiste s'est figé dans la pensée développée durant les années 70 et n'a pas su évoluer tant sur le plan idéologique que politique. En conclusion, je tiens à souligner que je n'écris pas pour prendre la défense des Frères Musulmans, d'Ennahda, ou du PJD (voir mes nombreux articles critiques à leur encontre) - mais je défend l'état embryonnaire de notre démocratie dans le monde arabe. Un processus pris d'assaut par des projets de domination qui tente de l'avorter par la complicité de certains intellectuels faisant preuve d'une naïveté déconcertante. En effet, il est stupéfiant de voir comment des islamistes, hostiles à la démocratie dans un passé proche, en défendent aujourd'hui les fondements et la philosophie après avoir opéré des remises en question pour le moins « révolutionnaires » ; tandis que les progressistes laïcs (de gauche comme de droite) ont tourné le dos aux principes démocratiques et les appréhendent uniquement sous le prisme des intérêts et non plus comme une morale et un ensemble de valeurs. Et Je crains que cet « emprisonnement idéologique » ne pousse les islamistes à rejeter, à leur tour définitivement les valeurs de la démocratie. Après tous ces morts et ces blessés et après le bâillonnement et la répression des médias et des libertés, le général Sissi apparaît aujourd'hui comme l'homme fort de l'Egypte. Comment vous les camarades de Mounib pouvez-vous justifier le coup d'Etat militaire ? Comment les islamistes marocains peuvent-ils compter sur vous comme partenaires de terrain et compagnons de lutte alors que vous vous êtes rangés du coté de la dictature militaire ? Pourquoi voulez-vous reproduire l'expérience de la gauche algérienne dans son alliance avec l'armée pour barrer la route aux islamistes ? Comment n'arrivez vous pas à percevoir que les militaires en Egypte sont l'équivalent du Makhzen au Maroc et qu'ils sont les véritables héritiers du pouvoir depuis Mohammed Ali Bacha et qu'ils continuent dans la même logique de récupération, d'intégration et d'affaiblissement ? Traduit par Rida Benotmane *L'article de Mohammed Sassi comme exemple **Communiqué du bureau politique publié le 20/07/2013