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L'expérience de la Chabiba Islamiya
Publié dans La Gazette du Maroc le 16 - 06 - 2003

Les conditions générales de la naissance de l'Islamisme au Maroc
Le mouvement de la Chabiba Islamiya
( jeunesse islamique) est considéré comme la première expression de l'islamisme au Maroc. C'est une organisation qui a vu le jour en 1969 et cette date est significative à bien des égards. En effet, pendant cette époque, le Nassérisme avait commencé à épuiser toutes ses réserves et la nouvelle gauche révolutionnaire commençait à s'exprimer plus ouvertement. Dans ce contexte, le mouvement de la jeunesse islamique est apparu à la fois pour répondre à des conditions objectives et subjectives. Ces dernières sont inhérentes à sa crise de croissance.
Les conditions objectives
Le Mouvement de la Chabiba Islamiya est né pour donner corps à une alliance objective entre l'islamisme et le pouvoir. Mais, cette alliance allait se rompre en 1975. Auparavant, les autorités ont délibérément choisi de mener une nouvelle politique religieuse basée sur l'encouragement de l'islamisme pour contrecarrer la dimension nationaliste arabe exprimée par le Nassérisme. D'autant plus que la politique répressive de Nasser à l'égard des islamistes égyptiens allait nourrir la haine au sein de tous les milieux islamistes du monde arabe.
Le parrainage officiel du courant islamiste
Au niveau maghrébin, le Nassérisme s'est implanté en Algérie depuis 1962. Cette présence allait s'accentuer avec la prise du pouvoir par Houari Boumediène en 1965. De même que le coup d'Etat dirigé par Kaddhafi en Libye le 1er septembre 1969, allait s'inspirer fortement de la révolution de Gamal Abdennasser. Donc, pour contrecarrer le Nassérisme, deux tendances distinctes ont été élaborées. La première tendance est tunisienne et a été menée par Habib Bourguiba au nom de la Qawmiya Al Ilmaniya (patriotisme laïc). La deuxième tendance a pris forme au Maroc et a été axée sur la dimension islamique en opposition au nationalisme arabe.
Le Nassérisme s'est basé sur un certain nombre de principes qui sont en contradiction totale avec les fondements du pouvoir politique marocain. Sur le plan économique, c'est la politique des nationalisations. Sur le plan idéologique, c'est le slogan de l'unité arabe et sur le plan politique, c'est l'option du régime à parti unique.
Le Nassérisme n'était pas seulement une idéologie nationaliste. C'était également un mouvement politique qui essayait de se procurer des prolongements dans d'autres pays arabes notamment en y encourageant l'instauration de régimes militaires. Ainsi, au Maroc, le Nassérisme a été influent dans les milieux intellectuels et au sein d'une partie de l'élite politique. Il a même trouvé des échos au sein de l'armée. Cependant, les contradictions entre ce courant et le pouvoir politique au Maroc ont été multiples. C'est pourquoi le Maroc a opté pour la dimension religieuse afin de cerner le sentiment nationaliste des masses et s'est orienté, dans sa politique étrangère, vers l'alliance islamique notamment en resserrant les liens avec l'Arabie saoudite et avec le royaume hachémite de Jordanie. Ainsi, le Nassérisme a poussé certains régimes arabes à parrainer le courant islamiste. Par exemple, l'Arabie saoudite a fait baser sa politique intérieure et extérieure sur l'Islam. Sur le plan interne, les lois issues de la Chariaâ sont intégralement appliquées. La vente d'alcool est strictement interdite. Toutes les institutions publiques et privées arrêtent leurs activités au moment des prières. Il y a même une police religieuse dotée de larges prérogatives et dont la mission consiste à faire appliquer les dispositions de l'Islam dans la vie courante. Un dahir royal daté de 1961 interdit l'enseignement de toute autre idéologie contraire à l'Islam. Au niveau de la politique étrangère, l'Arabie saoudite s'est engagée à soutenir toutes les organisations et mouvements islamiques de par le monde.
De son côté, au royaume de Jordanie, et malgré les contradictions conjoncturelles entre le pouvoir et les Frères musulmans, à partir de 1957, l'alliance était devenue stratégique. Ainsi, le Roi s'est appuyé sur les Frères musulmans pour contenir les courants nationaliste et communiste. Au niveau de la politique étrangère, c'était aussi une carte avec laquelle le roi pouvait faire pression sur l'Egypte et la Syrie tout en renforçant la coopération avec l'Arabie saoudite.
Dans ce contexte, le Maroc ne pouvait faire l'exception et a parrainé le courant islamiste dans le but de sceller avec lui une alliance stratégique. Cette alliance s'est faite pour plusieurs considérations :
• D'abord, il y a la nature des contradictions entre le pouvoir et les islamistes face au Nassérisme en tant qu'idéologie et en tant que mouvement politique.
• Ensuite, le pouvoir au Maroc est doté d'une légitimité religieuse qui est clairement exprimée par l'article 19 de la constitution de 1962 dont le préambule stipule que le Maroc est un Etat musulman dont la religion officielle est l'Islam.
• Enfin, il y une incapacité de distinction entre les intervenants dans le domaine religieux.
Ainsi, le Maroc a ouvert son espace à un bon nombre d'activistes de l'islamisme du Machreq auxquels l'Etat a fourni tous les moyens pour diffuser leurs idées de manière institutionnelle. Dans ce sillage, en 1964 fut créée Dar Al Hadith Al Hassaniya qui a pour mission non seulement de former des Oulémas, défenseurs de la légitimité religieuse, mais elle devait servir également à gérer les contradictions à travers des institutions officielles.
Ce parrainage du courant islamiste devait être investi pour alimenter la haine des activistes religieux à l'égard du Nassérisme. Celui-ci a mené une confrontation directe avec l'organisation des Frères musulmans. Gamal Abdennasser devait, en date du 12 janvier 1954, publier un décret interdisant l'organisation selon les termes de la loi sur les partis promulguée en 1953. Et bien que Nasser devait réviser sa décision un mois plus tard, en raison d'un rapport de forces défavorable, la confrontation n'a pu être évitée. En effet, en octobre 1954, Nasser et son régime ont accusé les Frères musulmans de fomenter un complot visant à assassiner le président et mené une large campagne de liquidation qui s'est traduite par l'arrestation de près de 2.000 militants. Au terme d'un grand procès, six militants ont été condamnés à mort dont le guide suprême de l'organisation Ismaïl Al Hadibi. Ce dernier a bénéficié d'une commutation de peine à perpétuité. Par conséquent, il faut dire que les contradictions entre le Nassérisme et l'Islamisme sont structurelles. En dehors du procès de 1954, plusieurs détenus ont été liquidés physiquement en prison en 1957 et Sayyed Qotb a été condamné à mort et exécuté en 1966.
La politique répressive de Nasser a provoqué la colère des opérateurs religieux au Maroc qui se sont attelés à contrecarrer le Nassérisme au niveau de trois axes :
• L'encouragement aux associations de prédication notamment en autorisant en 1964 l'implantation de l'antenne marocaine de Jamaât Attabligh Wa Addaâwa.
• L'encouragement du Salafisme dans sa dimension wahhabite notamment par le biais du Cheikh Taqiyeddine Al Hilali.
• La création du cadre institutionnel des Oulémas, notamment l'association des lauréats de Dar Al Hadith Al Hassaniya créée le 28 juin 1967.
Cette dernière date coïncide ave la fin du Nassérisme et incarne l'option du parrainage définitif du courant islamiste tout en scellant la complémentarité entre les Oulémas et les représentants du courant islamiste. D'ailleurs, cette complémentarité explique en grande partie les initiatives de Allal El Fassi qui a contribué à diffuser largement les idées de Sayyed Qotb. Ainsi, globalement, il était très difficile de distinguer entre les Oulémas et les islamistes. Ces conditions objectives ont encouragé l'apparition de la Chabiba islamiya qui devait profiter également de l'exacerbation des contradictions au sein des partis de la gauche traditionnelle, lesquelles ont favorisé l'apparition de la gauche radicale révolutionnaire.
Les conditions subjectives
La naissance de la gauche radicale et révolutionnaire a constitué une condition subjective et supplémentaire pour l'apparition de la Chabiba Islamiya. Tout comme, lors de la tentative de contrecarrer le Nassérisme, l'alliance avec le pouvoir allait se distinguer avec force pour confronter la gauche et son idéologie.
Rejet de la gauche radicale
La gauche radicale et révolutionnaire est née suite à l'exacerbation des contradictions au sein de deux principaux partis de la gauche traditionnelle : l'UNFP et le PCM. Ces contradictions allaient déboucher vers la fin des années soixante sur l'apparition de ce qu'on appelle communément la nouvelle gauche. En effet, vers 1969, un certain nombre de cercles de formation allaient être organisés par des intellectuels et des étudiants au cours desquels la réflexion portait sur l'avenir du Maroc et sur les moyens de dépasser la crise politique qui y régnait. Mais c'est au sein de l'université et plus précisément à la faculté des lettres de Rabat que devait se former le noyau de ce mouvement. Ainsi, les cercles devaient être centralisés et axer leurs activités autour de deux priorités. Idéologiquement, l'adhésion au marxisme-léninisme était sans équivoque. Politiquement, la position prise à l'égard des partis politiques était tranchante, puisque ces partis ne constituaient à leurs yeux que des formations attentistes et réformistes. Ce mouvement devait se présenter en force au 13ème congrès de l'UNEM tenu en 1969 et couronner son évolution par une plate-forme qui indique la naissance du courant marxiste-léniniste marocain. Sur le plan syndical, ce mouvement allait donner naissance au Front des étudiants progressistes. Cette gauche radicale, qui avait commencé en 1970 à s'exprimer avec force, a obligé les autorités à serrer l'étau sur ses activités et à réprimer ses leaders. Ainsi, en 1972, le syndicat national des lycéens a été interdit, de même que l'UNEM qui, en date du 24 janvier 1973, allait être dissoute. Cependant, les autorités savaient pertinemment que l'approche sécuritaire, seule, ne pouvait suffire à endiguer ce mouvement. Elles ont compris que l'enjeu se situait au niveau des structures d'accueil et c'est justement à ce niveau que le rôle de la Chabiba Islamiya allait s'avérer déterminant. Par conséquent, les islamistes allaient commencer à recruter des militants dans les lycées et universités et allaient diffuser un discours idéologique tranchant qualifiant les marxistes-léninistes de bandes d'athées.
La confrontation idéologique
Dans sa lutte contre le Nassérisme, le pouvoir s'est forgé une image forte d'apôtre de l'Islam. C'est pourquoi, les opposants ne pouvaient plus distinguer la dimension religieuse de la dimension politique. Et par conséquent, toute confrontation ne pouvait être que religieuse.
La gauche radicale qui avait opté pour le Marxisme dans toutes ses expressions (léniniste, maoïste, guévariste ou trotskyste) ne pouvait plus faire la distinction entre l'Islam officiel et l'Islam du peuple. Cette confusion allait créer en son sein des remous politiques et se répercuter négativement sur ses orientations politiques et organisationnelles. Ainsi, ce mouvement allait se recroqueviller dans la clandestinité et déclarer son opposition totale à toutes les formes de la foi répandues au sein des masses populaires.
Ainsi, cette gauche allait se trouver dans l'impasse. Elle s'oppose, d'une part, à la religion du peuple et se confronte, d'autre part, à l'Islam officiel. Mais, malgré le changement de tactique s'exprimant par la confrontation, en priorité, avec le pouvoir et ses fondements religieux, la gauche radicale n'a pas pu se forger la légitimité populaire. Dans ces conditions, très particulières, Abdelkrim Moutiï, le fondateur de la Chabiba Islamiya, devait adopter une tactique à double niveau consistant à éviter une réaction négative de la part des autorités tout en instituant un cadre auquel a adhéré un nombre considérable de militants. En effet, en 1972, Abdelkrim Moutiï déposa un dossier complet de constitution d'une association. Dans sa requête aux autorités, Moutiï souligna que cette association avait un caractère religieux mais pédagogique et qu'elle n'interférait pas dans les affaires politiques. Sa mission principale devait être, selon Moutiï, de clarifier les fondements de la foi tout en luttant contre les dérives athéistes. Or, sur ce point, son association allait rejoindre objectivement l'approche du pouvoir. D'un autre côté et envers les masses populaires, Moutiï allait adopter un autre discours plus radical qui consistait à taxer le pouvoir de Jahiliya. Cette tactique et l'adoption de l'idéologie de Sayyed Qotb allaient être payantes, d'autant plus que la gauche radicale avait subi, pendant ce temps-là, des revers douloureux notamment après l'interdiction de l'UNEM. Ainsi, entre 1972 et 1975, la Chabiba Islamiya allait connaître un essor considérable. Cependant, son développement devait connaître des difficultés certaines à cause de sa structure et de la nature des militants qui y adhéraient et qui étaient issus, dans leur majorité, de milieux estudiantins.


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