En parcourant la liste des Ouléma signataires, le jeudi 13 juin, de "l'Appel du Caire" relatif à la crise syrienne, j'ai été stupéfait d'y relever les noms de personnalités réputées pour la hauteur de leur vision, la profondeur de leur jugement et leur impartialité, loin de tous calculs politiques ou considérations partisanes, en présence de conflits internationaux. Circonspect, je ne puis m'empêcher de m'interroger si l'on n'aurait pas purement et simplement copié-collé les noms de certains signataires de la remarquable déclaration du 7 février 2012 ou si certains des signataires de la déclaration du Caire, n'auraient pas donné délégation ou blanc seing, à leurs collègues qui auraient ensuite pris l'initiative de la signature sans même s'assurer du contenu ou enfin si le texte n'aurait pas été soumis à l'approbation, dans une sorte de précipitation coupable qui aurait interdit tout débat ? La déclaration rédigée en termes sectaires, contraste largement avec le discours de sagesse et de modération qui a souvent été celui de plusieurs des cosignataires, mais aussi avec la logique et l'esprit de la déclaration de février 2012, citée plus haut. Raison pour laquelle, une grande partie du contenu ne reçoit pas notre assentiment : 1. Ce qui interpelle en premier lieu, c'est que l'Appel ait été attribué aux «Ouléma de la Nation». D'emblée, plusieurs questions se posent : En vertu de quel principe, les conférenciers du Caire représenteraient-ils l'ensemble des Ouléma de la Nation ? Par quel mécanisme la représentation a-t-elle été mise en place ? Sur la base de quel mécanisme et selon quels critères les délégués ont-ils été choisis ? Quelle est le quota des représentants pour chaque pays ? Les sept marocains présents à cette réunion, représentaient-ils les Ouléma du Maroc, dans leur totalité ? Pourquoi d'autres en ont-ils été exclus ? Serions-nous en présence d'un battage médiatique visant à assurer à cette déclaration le plus large consensus, alors que la déclaration de février 2012, titrait plus sobrement : «Cent sept des Ouléma de la nation publient un communiqué et une fatwa sur les événements de Syrie» ? 2. Une expression récurrente revient neuf fois dans la déclaration : «sectarisme confessionnel» (*). Elle permet de comprendre l'énoncé et les conclusions de la déclaration : le régime syrien et ses soutiens sont sectaires et le soutien que lui apportent Iran et Hezbollah sont motivés par le sectarisme. Une affirmation difficilement contestable, au vu des violences gratuites et de la haine manifeste déployée contre les sunnites, au cours des combats acharnés, qui ont eu pour théâtre les villes syriennes. L'entrée en lice du Hezbollah, portant secours à Bashar Al Assad amplifie ce sentiment. L'appel du Caire voudrait affirmer que la crise syrienne et ses effets dévastateurs se réduisent à un affrontement confessionnel entres sunnites et chiites. D'où notre profond désaccord. 3. Le communautarisme confessionnel se révèle bien commode, lorsqu'il est question d'habiller les causes et les réalités de la crise syrienne, alors que le mot clé pour expliquer la crise est « l'agressivité », au sens coranique du terme et qui décrit l'attitude des gens du Livre, avant l'avènement de l'Islam: «Et Nous leur avons apporté des preuves évidentes de l'Ordre. Ils ne divergèrent qu'après que la science leur fut venue, par agressivité entre eux» (Sourate l'Agenouillée, 17- Traduction Muhammad Hamidullah). La plupart des exégètes justifient l'agressivité par une volonté de domination et de pouvoir, et non par des conflits religieux. La crise syrienne puise ses origines dans l'agressivité du régime syrien et son refus de reconnaître au peuple le droit de choisir son système de gouvernance et ses dirigeants. 4. Dans la déclaration, on peut lire encore : «Ce qui se passe est une agression de la part du régime iranien, du Hezbollah et de leurs alliés du même clan, contre notre peuple en Syrie. Il s'agit d'une guerre déclarée, contre l'islam et les musulmans». Une assertion qui comporte une dimension « Takfiriste » (expiatoire) envers les régimes iranien et syrien et contre le Hezbollah. Elle légitime la nécessité de les combattre par leur mécréance et non pas leur appui à un régime despotique et brutal. Cette approche est dangereuse. Elle divise le monde musulman selon l'appartenance confessionnelle sunnite/chiite, et laisse présager une guerre sans merci entre les adeptes d'une même foi. Le fait que le régime syrien et ses alliés se révèlent adeptes d'un supposé sectarisme justifierait-il que les sunnites apportent une réponse identique, au risque de transformer leur lutte contre la dictature, en une revendication d'un Etat islamique et une volonté d'écraser les chiites ? Ne serait-il pas plus sage de renoncer plutôt à tout communautarisme, vecteur de déchirement de la nation islamique ? 5. La déclaration considère que ce qui se passe en Syrie est une guerre menée par les Moudjahidines contre des infidèles. Son objectif étant la victoire de l'Etat islamique. Or, les Syriens - comme partout ailleurs en ce printemps des peuples – ont pris la rue pour revendiquer la liberté et non pas une quelconque loi islamique (Charia). Il apparaît donc nécessaire de soutenir le peuple syrien, toutes composantes confondues, dans sa revendication de la liberté. A charge pour lui, de se choisir, ensuite librement, les fondements de sa gouvernance. 6. La déclaration qualifie le régime syrien de sectaire, et rappelle aux «rebelles et combattants, en Syrie la nécessité de se référer, en cas de désaccord, au Coran et à la Sunna, en vue de se soumettre à leurs commandements ». Une volte-face par rapport à la première déclaration de février 2012, qui ne fait nullement mention au schisme confessionnel sunnite-chiite et qui s'est limitée à qualifier le régime syrien de despotique. Ce premier document fait clairement allusion aux différences profondes entre les composantes du peuple syrien. Il insiste sur les valeurs communes, incitant les rebelles à «unir leurs rangs et transcender les désaccords secondaires, tout en affirmant leur volonté sincère de bâtir un Etat fondé sur la justice, le droit, les libertés, et des institutions qui préservent l'unité du pays, ses intérêts et les droits des minorités religieuses et ethniques». Ce revirement démontre que même si les deux déclarations émanent d'un même organe, l'inspiration a bien changé entre-temps ! 7. L'Appel justifie le « Jihad » et la résistance par la nature sectaire du régime et non par son despotisme et sa tyrannie. Une déclaration aux conséquences particulièrement désastreuses, parce qu'elle laisse sous-entendre la nécessité de combattre les régimes, non pour leur despotisme, mais pour leur mécréance. C'est cette même posture qui a des décennies durant, dissuadé les peuples de recouvrer leur liberté et que l'on a remis au goût du jour à l'heure du Printemps arabe. C'est la même attitude qui nous a valu des siècles de despotisme avec en corollaires, décadence et sous-développement. 8. Cette vision qui glorifie la «Jurisprudence des sultans», explique le ton déférent de la déclaration, lorsqu'elle s'adresse aux régimes en place, sollicitant «des gouvernements arabes et musulmans, le Conseil de coopération du Golfe, la Ligue arabe et l'Organisation de la coopération islamique, qu'ils adoptent une position ferme, contre le Pouvoir sectaire et criminel de Syrie et volent au secours du peuple syrien et ses rebelles». Depuis quand les peuples attendent-ils de tels régimes l'appui aux moudjahidines ? Où sont passés les hommes épris de liberté qui, hier encore, dénonçaient l'agression israélienne contre Gaza ? Ces régimes auraient-ils, par hasard, fait triompher la cause palestinienne, pour qu'on fasse aujourd'hui leur propagande ? Auraient-ils renoncé à leur docilité face à l'occident et leur passivité vis-à-vis d'Israël ? Drôle de conception de la liberté que celle de ces régimes qui proposent, toute honte bue, un échange de terres palestiniennes, contre des terres israéliennes dont on sait qu'à l'origine elles n'appartenaient pas à Israël. 9. La déclaration affirme un peu plus loin, «le devoir de Jihad en vue de soutenir nos frères en Syrie: combattants, argent, armes et toutes sortes de soutiens doivent être mobilisés». Ce faisant, elle fait des musulmans une seule nation, omettant qu'il s'agit là de plusieurs pays. Autant de recommandations qui deviendront sans objet, une fois ces Ouléma rentrés chez eux, où seules les lois du pays ont cours. A titre d'exemple, les membres du "Mouvement pour l'Unité et la Réforme" qui ont signé la déclaration, une fois rentrés au Maroc, pourront-ils recruter librement pour le jihad en Syrie, sachant que la législation marocaine l'interdit formellement ? 10. Quand la déclaration exhorte au djihad et appelle à la mobilisation générale, elle feint d'ignorer qu'il n'est pas donné à tout le monde de faire la guerre. Il ne suffit pas, en effet, de se saisir d'une épée et sauter sur un cheval, pour s'improviser combattant, comme à l'époque des guerres de conquête. Pousser des jeunes à quitter leur pays, pour guerroyer, alors qu'ils ne connaissent rien au maniement des armes sinon ce qu'ils en ont vu sur les écrans de cinéma ou de télévision relève d'une bêtise coupable. Les rebelles Syriens n'ont cessé de l'affirmer : ils n'ont nul besoin d'hommes, mais d'armes et de matériel, pour faire face à un pouvoir qui n'hésite pas à utiliser des armes chimiques, contre son propre peuple. 11. La conférence du Caire aurait été mieux inspirée d'inviter les «gouvernements arabes et musulmans et le Conseil de coopération du Golfe» à ouvrir des centres de formation au maniement des armes, aux jeunes, au lieu de désigner systématiquement ceux qui refusent d'être embrigadés comme des partisans du régime sectaire syrien ! Nous aurions fait en sorte que les jeunes qui montent au combat, aient, au moins appris les techniques de la guerre, qu'ils n'aient pas à cacher leur identité, par peur des représailles et qu'une fois ces « Anciens de Syrie » rentrés chez eux, ne subissent pas ces procès abominables, qui ont broyé les « Anciens d'Afghanistan». 12. A lire entre les lignes de l'Appel, on saisit toute l'ampleur du complot, visant à réaliser deux ambitions occidentales : ruiner l'économie iranienne et détourner l'attention de l'opinion sur les crimes abominables commis par les Israéliens contre le peuple palestinien. Tant l'Iran, qu'Israël ont fait du dossier syrien, une affaire de sécurité nationale, chacun d'entre eux entendant agir selon leur propre vision stratégique. Pour notre plus grand malheur, nos Ouléma, n'en ont aucune, pour résoudre la crise syrienne. Croire qu'une affaire d'une telle complexité pourrait être réglée à coup d'exhortation au Jihad relève, dès lors, de la pire naïveté. 13. La déclaration du Caire a simplifié jusqu'à l'absurde, une situation pourtant autrement plus complexe, la réduisant à un affrontement communautaire. Le plus grave, c'est qu'elle fait de l'Iran et de son allié libanais, la menace la plus grave pour la nation musulmane. Or cette menace pour potentielle qu'elle soit ne devrait pas en masquer une autre bien réelle, celle de l'ennemi israélien ! Dans le même ordre d'idée, les Ouléma sont allés puiser dans le chiisme, l'essence de leurs arguments comme s'ils le découvraient pour la première fois, ou comme si tout ce qui agite la scène syrienne relève du religieux. Et pourquoi pas voir le président chinois en recrue des «mollahs», Vladimir Poutine en adepte des imams duodécimains, François Hollande en adepte de l'Ecole Hanbalite ou encore Obama en exégèse malékite du Sheikh Khalil. Plus sérieusement, la guerre a revêtu le costume du schisme religieux, pour mieux servir des desseins purement politiques et la révolution syrienne n'est désormais plus ce qu'elle était : l'aspiration d'un peuple à la liberté. 14. Au jour d'aujourd'hui, le dossier syrien est aux mains des occidentaux. Deux alternatives sont sur la table la recherche d'un compromis à la Conférence de Genève ou se préparer à une guerre totale contre la Syrie et ses alliés. Une option dont les prémices sont les manœuvres militaires conjointes jordano-américaines « Eager Lion 2013 ». Dans les deux cas d'espèce, une constante revient inexorablement, confirmée à la fois par le premier ministre britannique David Cameron et le président russe Vladimir Poutine, lors de leur conférence de presse. Les deux leaders et leurs partenaires veulent armer l'opposition de leur choix afin de nettoyer la Syrie de l'après Assad de tous les groupuscules qui y pullulent. Cela signifie qu'à l'avenir la guerre ne sera plus une lutte entre communautés religieuses mais une nouvelle guerre contre le terrorisme. Une perspective qui n'est pas exclue. Le fameux appel du Caire n'est rien moins que le signal de départ d'une guerre confessionnelle populaire qui, hélas, ne prendra pas fin avec la chute du régime Assad. Le texte de la déclaration dessert, à l'insu de ses propres organisateurs, trois objectifs diaboliques : l'effondrement total de l'Etat syrien, le déclenchement de luttes interminables entre seigneurs de guerre sous différentes bannières, une guerre ouverte contre le régime iranien, pour le plus grand bonheur des vendeurs d'armes occidentaux. Ainsi prendra corps, le rêve occidental de détruire des capacités militaires de l'Iran et l'émergence d'un nouveau Moyen-Orient où les générations futures d'Arabes n'en finiront plus de se lamenter sur une tragédie à laquelle ils auront largement contribué à donner naissance. 15. Quelles alternatives pour éviter cette apocalypse ? Il nous reste les recommandations de la Conférence de février 2012. Même si la donne a changé depuis l'entrée en scène du Hezbollah, il n'en demeure pas moins que la résolution du drame syrien devra impérativement prendre en compte ces quatre réalités : 1. La crise syrienne est avant tout une affaire de revendication de liberté. L'enjeu sera donc pour les Syriens de se choisir par les urnes, librement et démocratiquement un Etat où toutes les communautés se reconnaitraient. 2. Le choix qui demeure d'actualité est entre soutenir ou combattre le régime despotique du Président Assad et non pas une guerre confessionnelle ou idéologique. 3. La forme de lutte contre la brutalité du régime syrien, appartient aux Syriens. L'appui qui pourrait leur être apporté commence prioritairement par le respect dû à leur choix. 4. Les Ouléma doivent incarner la conscience de la nation qui jamais ne se compromet, ni ne se perd en détails. Il leur appartient d'éviter de raviver la dernière chose dont nous aurions besoin, les guerres de religion et toujours garder l'esprit ouvert et se souvenir que le prophète Mohammed n'appartient pas à une communauté, mais à l'humanité entière. Khalid Laasri Traduction Ahmed Benseddik (*) الطائفية au sens du schisme sunnite / chiite.