La nouvelle constitution consacre la Justice en « pouvoir », au même titre que l'exécutif et le législatif. Comment est-on passé de « l'autorité judiciaire » de l'ancienne constitution à un « pouvoir judiciaire » ? Sur quoi se fonde ce changement de dénomination ? Mohamed Zenzami ouvre le débat. Il est de notoriété publique que certains éminents professeurs de Droit, qui ont contribué en 1958 à l'édification des fondements de la Cinquième République Française, ont été, quatre ans plus tard, sollicités par le nouveau Roi du Maroc pour lui élaborer un projet de Constitution spécifiquement adaptée à une monarchie absolue, de Droit divin, se prévalant de sa descendance du Prophète et qui s'est érigée en constituante monocratique. Dans le projet soumis au Souverain, figure un article transposé tel quel de la Constitution Française de 1958 et qui stipule : « L'autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » Or les spécialistes chargés de la présentation de la version officielle dudit projet se sont heurtés à une sérieuse difficulté : l'impossibilité de trouver en Arabe l'équivalent de l'autorité. Aussi ont-ils décidé de substituer à cet article la formulation suivante : القضاء مستقل عن السلطة التشريعية و التنفيذية Ce qui a donné en Français : « La magistrature est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ». Cette situation a perduré jusqu'à l'avènement du Mouvement du 20 février et le discours du 9 mars 2011, au cours duquel Mohammed VI a annoncé une profonde réforme de la Constitution : l'instauration d'une monarchie parlementaire, une réelle séparation des pouvoirs, un véritable pourvoir judiciaire, etc. Pour rompre avec les méthodes du passé, Le Roi a confié à une commission composée de compétences marocaines et présidée par Abdeltif MENNOUNI, Professeur de droit constitutionnel, le soin de rédiger un projet. Dans la nouvelle Constitution il y a concordance entre les deux versions : الفصل 107: السلطة القضائية مستقلة عن السلطة التشريعية و عن السلطة التنفيذية Article 107 « le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif ». Dans la foulée, Le Roi a procédé à la création de la Haute Commission composée de quarante membres et chargée de préparer la réforme du système judiciaire. Or, les débats tournent autour de certains points qui violent un principe fondamental, à savoir le respect de la hiérarchie des normes. Si des universitaires, des juristes, des politiques ... ont émis des critiques sur certains aspects de la nouvelle Constitution, personne n'a soulevé un élément qui pourtant revêt une extrême gravité. Aujourd'hui, je ne peux (sans aucune prétention de ma part) que légitimement me poser cette question et la poser publiquement : Sur quels mécanismes spécifiquement cartésiens et arguments incontestables, s'est appuyée la Commission présidée par le professeur Abdeltif MENNOUNI aujourd'hui conseiller Royal, pour passer de l'autorité judiciaire au pouvoir judiciaire ? En attendant une éventuelle réponse, je me permets d'ouvrir le débat. Il convient d'abord de rappeler que le principe de la séparation des pouvoirs (qui figure à l'article premier de notre Constitution) n'est pas un concept que l'on peut manipuler à sa guise, mais un processus intellectuel, politique et historique dont les bases ont été posées entre 1748 et 1791. Nul mieux que HEGEL n'a fait une si admirable analyse de cette période marquée par le foisonnement des idées, la confrontation entre des Hommes de grandes envergures, tous mûs par un idéal commun : la fin de l'absolutisme et l'instauration de la démocratie. Dans son livre « leçons sur la philosophie de l'histoire », HEGEL écrivait à propos de la Révolution Française de 1789 (qui est le pur produit de cette période) et de son corollaire la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme : « Jamais une idée n'a été autant pensée avant d'être réalisée ». Ou encore : « Elle est l'aboutissement du travail de l'esprit dans la modernité ; elle représente la première tentative pour donner un fondement rationnel à l'Etat » C'est donc à l'aune de ces idées que je vais m'atteler à apporter des clarifications sur chaque étape. Je ne peux qu' être sidéré par la conception plus que superficielle qu'ont certains éminents professeurs de droit qui n'ont retenu de Montesquieu que la première ébauche de « De l'Esprit des lois » publié en 1748, suivi par « De La Défense De l'Esprit des Lois » de 1750 et portant sur la séparation des pouvoirs, alors même qu'il n'avait pas encore acquis une totale maîtrise de ce qu'est un POUVOIR. En effet si les pouvoirs législatif, et exécutif, pouvaient en toute légitimité passer de la Monarchie au Peuple, il en était autrement en ce qui concerne le pouvoir judiciaire. Il ne faut pas oublier que Montesquieu était magistrat (qui est une charge) et fils de magistrat. Pour sortir de cette impasse, Montesquieu a été obligé de procéder à une amputation d'un élément de sa théorie en déclarant ; « Des trois pouvoirs dont nous avons parlé, le pouvoir de juger est en quelque sorte nul, il n'en reste que deux » En dépit de cette restriction, les Pères de la constitution des USA de 1778 ont maintenu le principe de la séparation des pouvoirs en les répartissant de la manière suivante : La Déclaration Universelle des Droits de l'Homme et du Citoyen a érigé en dogme intangible le principe de la séparation des pouvoirs dans son article XVI : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée , n'a pas de Constitution ». C'est aux rédacteurs de la Constitution de 1791 que nous devons l'achèvement de l'édifice de toute démocratie en apportant une clarification précieuse sur le pouvoir judiciaire . Ainsi l'article 5 est catégorique : « Le pouvoir judiciaire est délégué à des juges élus à temps par le Peuple » Donc le pouvoir judiciaire ne peut être incarné que par les magistrats du siège, tous élus au suffrage universel et pour une durée déterminée. Même l'accusateur public (qui a remplacé le procureur du Roi institué par l'ordonnance royale du 28 Décembre 1355), pourtant nommé par le Peuple, en est exclu. Nous sommes donc en présence de trois pouvoirs légitimes placés sur un pied d'égalité. Mais cette situation idéale va évoluer en fonction des transformations politiques de la France. En 1856, le Duc De Noailles émettra cette pertinente réflexion : « Chacun des trois pouvoirs a ses intermittences de force et de faiblesse. L'équilibre entre eux est un équilibre de compensations successives » Arrivé à ce niveau de mon exposé sur l'essence du pouvoir judiciaire, je dois en toute objectivité aborder les circonstances de la création programmée de l'autorité judiciaire due à la seule volonté du Général De Gaulle qui ne concevait de diriger la France qu'en s'attribuant les pleins pouvoirs. On a souvent dit, répété et écrit que la Constitution de 1958 à été taillée sur mesure pour lui. C'est Michel Debré qui va se charger de la mise à mort du pouvoir judiciaire. Pour cela, il va dans un premier temps brandir un argumentaire imparable : celui du recours à un principe fondamental de la démocratie qu'il présente ainsi : Si le pouvoir législatif tire sa légitimité de la volonté du peuple exprimée à travers le suffrage universel et le pouvoir exécutif, de la confiance accordée par ces derniers, le pouvoir judiciaire ne peut quant à lui se prévaloir d'aucune légitimité, ses membres étant recrutés A VIE, sur concours administratif, c'est-à-dire sur leur aptitude et leur compétence à appliquer scrupuleusement la loi votée par le parlement. La magistrature qui n'est plus un pouvoir judiciaire, est désormais baptisée autorité judiciaire qui englobe aussi bien les magistrats du siège que ceux du parquet, ces derniers étant hiérarchiquement soumis au ministre de la justice et donc au pouvoir exécutif. Cette anomalie constitue une flagrante contradiction avec l'article qui stipule que « l'autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » Cette bombe à retardement vient d'éclater après le célèbre arrêt de la Cour Européenne des Droits de l'Homme (CEDH), juridiction supranationale donc au dessus de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat, qui affirme en juillet 2008 que « le procureur de la République n'est pas une autorité judiciaire au motif qu'il lui manque en particulier, l'indépendance à l'égard du pouvoir exécutif pour ainsi être qualifié ». En dépit de son manque de cohérence et d'une absence de maîtrise de certains concepts, cet arrêt est en train de bouleverser tout l'édifice institutionnel de la France. En toute modestie, je tiens à souligner que dans un article publié dans le journal francophone AL BAYANE daté du 17 juillet 2006 (soit deux années avant cet arrêt de la CEDH) et intitulé « L'indépendance de l'autorité judiciaire en question », j'avais déjà soulevé cette contradiction.