Paysages humains Qu'est-ce que je peux encore attendre de la vie ? Question cruciale pour décider du réveil du lendemain après une bonne cuite à la bière. Ali est professeur de littérature. Il aurait voulu discourir sur Proust, Joyce, Sade, Lautréamont, Rimbaud, Miller, Kafka, Musil, Conrad, Kemal et d'autres, mais à défaut de faire ce qu'il veut, il étale des phrases, devant une classe déserte, sur des figures comme Claudel, Valéry, Lamartine et autres Alfred de Musset. Pour lui, il y a toujours eu deux catégories d'écrivains, ceux qui changent le cours des choses, et les autres, les faiseurs de phrases. Il est inutile de préciser que pour Ali, Claudel est loin d'être un fait marquant des lettres humaines pas plus que Hugo. Et il émet ce sacrilège avec autant d'aisance que s'il parlait d'une connaissance intime dont il a sondé les profondeurs les plus reculées. Devant une caisse de petites bouteilles de bière vidées et qui n'ont pas ébranlé le bon sens du bonhomme, Ali entame sa ronde sur les sentiments : «Je suis un homme qui ne peut vivre que par et pour l'amour. Autant dire que je suis une espèce de Dionysos doublé d'un Eros qui traîne son pathos depuis la naissance. J'ai l'impression que toute ma vie a été une longue et interminable histoire d'amour. Crois-moi, cher ami, ce ne sont pas les litres de mauvais vin que j'ingurgite qui parlent, mais bel et bien mes tripes qui sont soldées dans chaque syllabe. La vie a été et sera, ceci je te le garantis, une succession d'histoires d'amour toujours à réinventer. Je prends l'amour comme une fleur prend l'eau, naturellement. Et je suis surtout un homme de constance. Depuis des années, je partage ma vie avec la même femme et je n'ai jamais eu un faux-pas. Impossible, non pour quelque morale que se soit, mais par égard pour qui je suis. Et je me targue de vivre poétiquement, selon des règles et des principes. Il y a de fait toujours une place pour le compromis, autrement, la vie serait un simulacre de sa propre réalité, mais je me garde de brader mes sentiments.» Ali peut discourir sur le même rythme sans discontinuer. Avec ce phrasé bien construit, une aptitude à faire de la langue de Voltaire ce qu'il veut et ce mélange de recul et d'introspection qui font de chaque mot une entité gorgée de sens. Dans ce bar de l'avenue Lalla Yakout où peu de clients savent qui il est, Ali fait office de buvard. Il écoute tout le monde, prête une oreille sincère aux maux des autres et à l'occasion prodigue des conseils. «Ici, il n'y a que des amoureux en calvaire. Tous autant qu'ils sont ne vivent que pour cela. L'amour, mon cher, mais ils n'ont pas trouvé des portes d'entrée assez fiables pour pénétrer ce monde fait de souffrance et de jouissance. Pour mettre un pied dans ce sanctuaire que l'on appelle communément amour, il faut être prêt. Il faut s'armer de patience, avoir du recul, ne pas être égoïste. Pourquoi les plus prometteuses histoires de cœur finissent-elles par s'étioler et mourir à petit feu ? Le manque de disponibilité, la volonté d'être par l'autre sans faire en sorte que le chemin mené soit un va-et-vient. C'est comme dans l'intimité. L'autre est plus important. Et c'est quand on tue l'égoïsme que l'on devient un homme à part entière. Pourquoi attendre des autres qu'ils nous rendent la pareille ? C'est celui qui donne qui est le plus heureux. Celui qui reçoit peut ne pas s'en rendre compte, l'essentiel est de servir cette fougue qui fait que l'on est tous à la base des forçats de l'amour. Comme Sisyphe, mon cher, je suis comme ce demi-dieu, je roule mon rocher et quand je touche les hauteurs, je vois mon œuvre dévaler la pente de la douleur, et je me remets aussitôt à réinventer la joie et le bonheur d'être cet éternel amoureux de la vie. Car, les femmes, les enfants, les belles choses, l'art et la littérature ne sont pour moi que des manifestations de mon “oui” à la vie. Oui à tout, bon et mauvais, c'est le secret de l'existence. Le reste, toute la littérature qui sort de ce sentier n'est qu'une gymnastique stérile de l'esprit». Ali sort un carnet où il griffonne quelques idées. Ce sont là les ébauches de longs poèmes dédiées à toutes les femmes de sa vie. Il n'y a pas de noms, pas de dates, mais des saisons. Oui, ce sont les saisons du cœur. «J'ai eu mes printemps et mes automnes. J'ai vécu mes étés aussi intensément que mes hivers et je dois dire que ma saison mentale reste l'automne. L'automne marocain, pas la grisaille du Nord. Je suis un insulaire dans le coeur, mon cher. J'aime quand le ciel garde une teinte double ni bleu clair ni brumes lourdes, mais un juste partage entre la clarté et l'obscurité naissante. Cela traduit avec plus ou moins d'exactitude mon esprit et mes états d'âme. La psychanalyse pourrait calquer des concepts sur ces fluctuations de l'âme, moi, je reste fidèle à la diversité de mon être. Je dirai comme Héraclite d'Ephèse que je suis un et multiple et que je ne suis jamais le même.» C'est ce qu'explique une longue marche derrière la sérénité qu'Ali n'a jamais touchée du bout du doigt. Il a marché comme une foultitude de variations de la même personne avec tant d'êtres qui se sont sentis pris de vertige au contact d'un homme aussi divers. On peut aisément imaginer cette femme qui partage ses jours et ses nuits. Quelle complexité pour saisir les différentes tonalités d'un homme qui n'est jamais le même d'une seconde à l'autre ? «J'ai essayé de me convaincre de mon don pour l'amour et , ma foi, j'ai réussi. Parce que j'ai extrait cette sève de mes entrailles, mon cher. Tout ce qui nous touche provient de nous-mêmes. On n'est bouleversé que par ce que nous charrions avec nous depuis la naissance. C'est une règle humaine. Alors, pour l'amour que j'éprouve et qui me donne des vertiges durables, je dis qu'il faut être un damné pour aimer. Et la race des hommes a ceci de magnifique qu'elle ne peut vivre sans une immense conscience de la douleur.» Dans le bar, les visages qui tournent dans la nuée des effluves sont ternes. Entre le monde que décrit Ali, entre les Dionysos, Eros, Sisyphe et on peut leur ajouter Thanatos et Tantale, et cette faune grise, éteinte, qui a déjà abdiqué, il y a tout le poids de l'amour, me dit Ali. Ils luttent, ajoute-t-il. Ils ne veulent pas se dire qu'ils sont bons à l'abattoir du fait même qu'ils refusent de plier l'échine. Il faut se baisser, courber le dos et dire que l'on est des roseaux. La passion est un typhon, mon cher. Et qui d'entre nous a la prétention de tenir devant une minuscule tornade à la naissance ? Il faut juste se résoudre à l'idée que si l'on chemine aux côtés de l'amour, il faut rester humble. Nous n'avons de valeur que par le nombre d'erreurs que nous commettons et non l'inverse. Et il n'y a pas, ici, dans ce bar, mon cher, un seul homme, ni une seule femme qui pourraient dire le contraire. L'erreur, mon cher, et rien d'autre. Cela rend plus humain.