L'uvre abondante, éclatée et diverse de Abdelkébir Khatibi n'est-elle là que pour raconter une vie ? Pour écrire non l'histoire d'un homme mais l'itinéraire d'un humain singulier, nourri continûment d'une altérité plus voulue que naturelle et native ? A plus de soixante-dix ans, celui qui vient de nous quitter, laissera un tombereau de livres, qui ont toujours fait le bonheur non dissimulé de cet écrivant, qui usait d'une langue fort gracieuse. Il me parlait, à moi qui le fréquentais quelque peu, de la fierté de relever que son nom figurait dans les dictionnaires (Larousse, Robert, Hachette, Bompiani, etc.). Abdelkébir Khatibi s'en est parti, enterré dans le Cimetière des Martyrs (chouhada) à Rabat, réservé de plus en plus parcimonieusement aux dépouilles des grands. Il sera là pour l'éternité, en excellente compagnie, avec notamment le grand poète inclassable Mohamed Khaïr-Eddine. Avec ses pairs de la littérature française du Maroc, ce polygraphe méritant entretenait des rapports toujours prudents et souvent ambigus. On l'entendra prononcer, par exemple, un surprenant hommage à Ahmed Séfrioui. Tahar Ben Jelloun, en ce qui le concerne, s'exprime en termes désolés et blessés, au terme d'une longue relation qu'il avait eue, un certain temps, avec Khatibi, mais brisée par un je ne sais quoi de confus et qui tiendrait, à l'en croire, au caractère impossible du défunt. Je ne connais toutefois aucun texte de Abdelkébir Khatibi donnant un sentiment de quelque nature sur Tahar Ben Jelloun ou sur un de ses livres. Driss Chraïbi, pour sa part, n'a pas l'air d'intéresser beaucoup Abdelkébir Khatibi, qui n'était pas homme à considérer la communauté du lieu de naissance comme devant donner lieu à des affinités de pensée. Ce qu'on peut lire à propos de celui qui a écrit le livre-culte le Passé simple, dans l'essai le Roman maghrébin, tient surtout de considérations d'étude universitaire, plutôt qu'à des appréciations franchement personnelles. Et il y a tous les autres, bien sûr. Les Abdellatif Laâbi, Zaghloul Morsy, Mohamed Sarhane, Mohamed Leftah, auxquels il ne semblait pas accorder, du moins publiquement, grand intérêt. La langue française lui rend au centuple l'amour qu'il lui porte, en permettant autant de bonheurs, de fulgurances et d'éclats dans l'uvre polyforme, bâtie en quelque cinquante ans de création poétique et littéraire haletante. A y repenser, à la feuilleter, à la relire, on s'émerveille de tant de belles formules, d'heureuses trouvailles, de ciselures rhétoriques réussies. Le style de Khatibi est fait de surprises et est tissé dans la trame de l'inattendu et du surprenant. Les mots, les expressions et les phrases dansent, légères mais prégnantes. Abdelkébir Khatibi reste toujours poète. S'il ne fréquentait que très peu les écrivains de sa nationalité, il ne se privait pas, en revanche, de cultiver, sans tempérance aucune, les géants de la littérature mondiale que sont Goethe, Segalen, Genet, Sade, Rilke, Proust, Mallarmé et tutti quanti. Lecteur boulimique et méthodique, Khatibi, grand consommateur de littérature, était aussi allé braconner sur les immenses terres plantées des grandes uvres de l'humanité ; La Bible, Le Coran, Les Mille et une nuits, ainsi que les nombreuses productions de cerveaux tels Marx, Nietzsche, Kierkegaard et autres Foucault, Derrida, Blanchot Claude Lévi-Strauss l'ethnologue, sans oublier un regard permanent sur Sartre. De ce genre de personnages fertiles, il s'est nourri à l'envi, ne cessant pas d'étancher sa soif de découvertes. Il s'était employé ainsi à investir particulièrement le domaine de la psychanalyse et les rapports qu'elle pouvait avoir avec la religion islamique, émettant, avec courage, des hypothèses hardies et originales. Parallèlement à toutes les investigations essentielles qui ont marqué sa vie, faisant sans cesse «tourbillonner les frontières», pour le vif plaisir de fouler des contrées nouvelles aux périphéries de ses rêves. Avec curiosité, il s'appliquera à voir ce qu'il en retourne dans le vaste champ de la peinture et de la calligraphie arabes renouant avec ses préoccupations d'antan, quand il se laissait délicieusement initier à la peinture moderne par le précurseur, maître es-signes, Ahmed Cherkaoui. «Je suis moi-même, presqu'un étranger professionnel, dans la mesure où l'écriture ne me préoccupe maintenant que comme exercice cosmopolite, capable de parcourir les différences», se définit Abdelkébir Khatibi, avec un orgueil démesuré, sous couvert d'un mince vernis de feinte modestie hypocrite. Cosmopolitisme ? Serait-ce là la trace laissée par l'internationalisme de type communiste, dont il se serait imprégné pendant un quart de siècle, lorsqu'il était compagnon de route du Parti marocain éponyme. Si discrètement qu'il en est arrivé à oublier, ou à faire oublier, cette appartenance, lui arrivant de dire qu'il est resté au «Parti du Progrès et du Socialisme» (P.P.S.) jusqu'en 1974, refusant, depuis cette date, de se laisser embrigader en partisan actif dans une quelconque organisation politique. 1974 ? Le parti, actuellement dirigé par Ismaïl Alaoui, et qui avait été fondé par Ali Yata avec l'accord de Hassan II, était alors encore dans les limbes d'après les deux tentatives de coups d'Etat contre la monarchie alaouite. Cette défaillance de la mémoire, tatouée, semble un début d'occultation de tout un pan du parcours de Khatibi. Peut-être, l'ambition d'une carrière dans l'Université (et dans l'administration marocaine) n'est-elle pas tout à fait étrangère à cette attitude de circonspection, puis de retenue et de prudence qui n'a pratiquement pas perturbé la nomination de l'écrivain-sociologue jusqu'à sa disparition. Entre littérature et politique, comment marquer la différence ? «Il y a une manière de travailler littéraire tout en étant politique [ ] Je suis écrivain et je travaille sur la politique et le social à partir de la métaphore, de l'imagination. Je ne suis évidemment pas un politicien, mais un écrivain qui chevauche la territorialité politique. Parce que la réalité politique de l'écrivain dans notre pays et son statut, sont d'abord politiques. Mes analyses diffèrent avec celles du politologue uniquement dans la mise en forme et dans l'ordre du discours. La dimension politique est multiple et permet donc des incursions salutaires». On veut bien croire cette subtile construction où la dialectique fait de la haute voltige, mais enfin contentons-nous d'acquiescer. Qu'il nous soit permis pour clore ces «actuelles» de reprendre la phrase par laquelle il mettait un point final à son roman La Mémoire tatouée : «En vérité, nous avons assez dit. Peut-être nous sera-t-il fait miséricorde pour tout ce parchemin». In memoriam. Nous ne pensons, quant à nous, avoir trop dit en cet article.