L'écrivain marocain Mohamed Choukri est mort samedi en début d'après-midi à l'Hôpital militaire de Rabat, des suites d'une longue maladie. Son premier livre “Le pain nu“ a révolutionné les autobiographies écrites en arabe. Auteur subversif, Choukri était la dernière grande figure du Tanger mythique des écrivains. «Ma seule façon d'exister en tant qu'homme consiste à écrire ». L'homme qui a tenu ces propos est biologiquement mort. Écrivain authentique, en ce sens où il n'établissait pas de frontière entre sa vie réelle et l'objet de sa littérature, Mohamed Choukri a marqué l'écriture autobiographique en langue arabe. Dans son premier livre “Le pain nu“ (1973), il a fait le pari de tout dire. Un pari fou, presque impossible à tenir en littérature. Parce que derrière toute confession, il y a l'espoir d'une absolution, et que les choses les moins avouables ne doivent pas rendre leur auteur antipathique aux lecteurs. Choukri a pourtant fait des révélations honteuses. Il n'a pas trempé le bout de son doigt dans les eaux de l'écriture : il a mis la main à la pâte. Quand il l'a sortie, il lui est resté un peu des eaux impures de la littérature entre ses doigts. Cet écrivain entier a compris au premier essai qu'il n'existe pas de littérature valable sans une bonne dose de soufre et de politiquement très incorrect. Autodidacte, il n'a appris à lire et à écrire qu'à l'âge de 21 ans. Né à Béni Chiker (près de Nador) en 1935, Mohamed Choukri s'est rendu à Tanger, âgé à peine de 7 ans. Il y a découvert le monde qu'il a partagé sans complaisance avec ses lecteurs dans “Le pain nu“. L'autodidacte a été souvent considéré comme l'auteur d'un seul livre. « J'ai essayé de l'assassiner, à maintes reprises, en publiant d'autres écrits, mais il n'a pas voulu mourir. J'ai essayé de le tuer par des livres d'une meilleure qualité ! Et j'estime avoir écrit des livres supérieurs au “Pain nu“. “Le temps des erreurs“ et “Visages“ sont meilleurs, mais je n'ai pas réussi à l'enterrer !», avait-il déclaré dans un entretien à ALM. La renommée littéraire de ce livre, traduit en 37 langues, n'a de comparable que les soucis qu'il amènera à son auteur. Ce livre a été en effet interdit par le ministère de l'Intérieur en 1983. La version en arabe n'est autorisée de vente que depuis 2001. Le journal du PJD, “Attajdid“, s'est élevé en février 2003 contre la traduction en amazighe du bouquin. Raison : livre sulfureux et amoral. Ce à quoi avait répondu l'auteur : «ils ont leur idéologie et moi j'ai ma littérature. La littérature ne peut absolument pas se résoudre à la morale, autrement il va falloir brûler la moitié des livres de l'humanité. Je peux à peine imaginer notre monde sans Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou Henry Miller». Mohamed Choukri n'est pas seulement l'auteur du “Pain nu“. Il a écrit “Le temps des erreurs “, “Majnûn al-ward“, “Al-khayma“, “Al-sûq al-dâkhilî“, “Jean Genet fî Tanja“, “Tennessee Williams fî Tanja“ et d'autres écrits encore. Attaché très profondément à la littérature, l'intéressé avait développé un discours construit et savant sur sa pratique. Les amitiés qu'il a liées avec les plus grands l'ont sans doute réconforté dans la pratique de son art. Paul Bowles, Tennesse Williams, Jean Genet, William Burroughs, Allan Ginsberg, Brian Gysin étaient très proches de Mohamed Choukri. Écrivain peu prodigue, Mohamed Choukri n'a rien écrit pendant 19 ans, de 1973 à 1992. Dégoûté par le refus des éditeurs et convaincu qu'un homme de lettres doit s'arrêter d'écrire quand il n'a rien à dire, il a noyé son chagrin dans les plaisirs de la chair, les bars et la boisson. Mohamed Choukri a raconté tout cela dans “Le temps des erreurs“, où il avait considéré que se dépenser dans la vie n'est rien, si cette dépense ne trouvait pas son aboutissement logique dans un livre. Homme d'une grande rigueur au niveau de la conversation, il faisait partie des écrivains qui ont fait le mythe du Tanger des hommes de lettres. Sa mort laissera orphelins ceux qui ont pris l'habitude de le voir au Ritz, au “Négresco“. Les conversations qu'il y tenait et qui ressemblaient à un salon littéraire, au sens noble et tonique de l'expression, seront désormais prolongées par le biais des livres. Un homme qui ne vit que pour écrire sa vie ne meurt jamais.