Reportage Sous le signe de la mer, Assilah laisse courir des vagues de tous genres. Arts, cultures, des visages de passage, des artistes, des promeneurs solitaires, des voyageurs en escale… Il y a la nuit et ses marrées humaines qui font la ronde du paseo aux murailles. Il y a les flâneurs des jours qui écument les heures sur la place, devant les bazars. Il y a les amoureux de la mer qui se laissent bercer par l'eau et la brise. Il y a les amoureux sur les remparts. Il y a l'intimité des soirs sur les terrasses, il y a ceux qui passent, ceux qui restent. Ceux qui s'en vont, ceux qui reviennent. Il y a le temps. Il y a l'espace. Il y a une parcelle de terre où il fait bon vivre. Il y a Assilah, l'authentique. Un rire à l'eau de vie, un jardin d'été à Assilah. Parfois la vie peut tenir toute entière dans une image comme celle offerte par ces enfants qui ont fini de peindre, attendant que le monde découvre leurs rêves. Dans le jardin ombragé du Palacio de la culture, une myriade d'enfants vérifiant que c'est bien là une nouvelle étape sur le chemin de la connaissance. De soi et de ceux qui vont voir de quoi sont pétris les imaginaires. Nous sommes face à toute cette force créatrice, des dizaines de gamins et de gamines qui ont vécu là l'une des expériences les plus heureuses de leurs vies : " je suis tout simplement contente ", laisse échapper Selma, dix ans pour résumer un état d'esprit collectif où la joie le dispute à la frénésie de l'art. Songe d'une nuit d'été Il faut longer ce que les Zaïlachis appellent (Tekane) pour passer sous les hauts portails du Palacio et accéder de l'autre côté vers la jetée, la crique, (Krikiya). C'est là, la nuit tombée que les jeunes et les moins jeunes viennent fixer l'horizon sous un ciel constellé. Ici naissent des rêves, se nouent des coeurs, des mains se mêlent, des corps se superposent, d'autres se laissent littéralement traverser par l'odeur de la nuit. Ici, ce sont les noces de la mer et du soleil qui, au moment du crépuscule, versent les hommes dans l'imagerie du possible. Ici, il faut savoir saisir cet instant de bonheur, accumuler les moments, toucher du doigt son épicentre. Ici, il faut juste être. Etre et ne pas céder une once de soi à l'impossible. Krikiya, lieu mythique. Krikiya, haut perché sur les rives de l'eau où l'on se hasarde par les jours chauds à sauter dans le ressac de la mer. Krikiya où on peut, le temps d'un sourire, aimer la vie et ceux qui la font. C'est là que Khalid rencontre son amour. C'est là qu'il sait qu'il est pris par la foudre. C'est là qu'il ouvre sur un torse scalpé par l'éclair qui le dure : "Nous avons tous les deux regardés dans la même direction. Nous nous sommes aimés sur ces pierres. C'est ici que je me suis trouvé une raison de vivre ". Khalid a deux gosses dont l'un porte le nom de la mer. Des hommes comme Khalid sont légion. Ils ont choisi Krikiya pour lieu de chute, espace de rencontres, écrin à des rêveries éthérées. On pointe un doigt incertain vers le vide, on chante, on fait la fête, on pénètre des paradis artificiels et on s'oublie. " Pour les Zaïlachis, c'est l'habitude de venir s'oublier. Pour les autres, qui viennent d'ailleurs, c'est le romantisme de la mer et de la nuit. Pour d'autres, c'est juste un lieu retiré pour fuir les curieux. Moi, j'aime cet endroit, parce que je m'y sens en paix ". Quand la nuit touche à sa fin, quand les chats se mettent à gémir sur les hauteurs des marabouts, il y a des hommes qui descendent les marches de Krikiya et s'en vont battre la ville et ses murs. Dans la nuit, solitaires, comme des spectres enchantés, la tête enveloppée dans un rêve de bonheur… Sur la place, il y a la vie Il faut pousser plus bas vers la place et son donjon. Lieu d'histoire. Lieu de vie. Lieu de flux et de reflux. Lieu sans cesse emprunté par la douceur des marcheurs. On prend un siège, on écrase des pépites, on se goinfre de cacahuètes, on sirote un grand thé à la menthe, un thé mielleux, et on écoute la faune parler à la flore. Il est question du festival, des potins de la ville, des dernières nouvelles. Il est question de la vie normale. La femme au henné hèle les touristes dans son espagnol bien digéré. " Ils emportent avec eux la marque d'ici. J'aime travailler sur tous ces corps qui se laissent faire. J'aime les décorer comme des objets." Durant, l'année, cette femme qui a une ribambelle de gamins vaque à d'autres occupations. Avec le festival et ses saisons, elle devient une artiste parmi tant d'autres. Elle se fait son pécule à coups de Gracias et de Sinor, Sinora. Elle fait son dû. Elle est sereine. Le tenancier du café de la place affiche une barbe d'un autre monde. Il porte son sourire rivé aux lèvres et semble pris par ce va-et-vient incessant. "Les touristes ? Il faut qu'il y en ait davantage. Ils sont les bienvenus et à tout moment. C'est eux qui font rouler la boutique. Je prie pour qu'ils soient de plus en plus nombreux ". Ici, il faut de la patience. On entend de toutes les langues. Anglais, Espagnol, Allemand, Italien, Roumain, portugais et des dialectes arabes de tous les horizons. Ici, on côtoie des Japonais, des Chinois, des hommes qui viennent de très loin. Chacun donne de la voix. Chacun transmet son identité dans sa langue et se laisse vivre parmi les autres. C'est ici la place de tous. La place mondiale. La place des humains qui vont bien. Quand les stars passent Youssra a fait un ravage. Izzet Al Alayli a fait chavirer des cœurs. Iness Deghidi a juste ricoché dans quelques coeurs pour les marquer pour longtemps. Un ras de marée humain lors du passage de ses trois célébrités égyptiennes. Une espèce de croisette en plus naturelle sans paillettes ni strasses, avec ce qu'il faut de douceur, d'amour et de retenue. On crie sa passion, on prend des photos et les stars se laissent embrasser par ce flot humain qui leur dit toute sa reconnaissance. Assilah, toute entière savait que ce trio allait venir ajouter son empreinte à tout ce cortège humain qui a fait de cette cité pendant plus de trois semaines le centre du monde. On peut voir de grands penseurs discuter durant de longs moments avec un vieux haj qui vient à peine de sortir de la mosquée : " Nous avons parlé de la situation du monde. J'aime connaître comment vont les choses. Ce grand journaliste qui vient du Soudan m'adit de belles choses, mais il est tout aussi pessimiste que je le suis. Au moins, je ne suis pas le seul ". Cette jeune fille, tirée à quatre épingle voulait rencontrer Izzet Al Alayli, manque de pot, il s'est résigné à échanger quelques mots avec un grand auteur arabe : "je n'ai pas très bien saisi pourquoi il m'a parlé de la liberté. Moi, je suis libre et je sais quel sens donner à ce mot. Je crois qu'il voulait comparer le Maroc à son pays. Là, je peux dire qu'il a raison. Nous les femmes marocaines, nous avons plus de caractère et nous avons réalisés tant de belles choses ". Le jeune homme qui l'attendait, un appareil photo à la main, ne l'entendait pas de cette oreille, mais il n'a pipé mot laissant courir pour ne pas plomber la soirée. La mer, cette giboyeuse La ville est ceinturée par l'eau. Elle vit à son rythme. L'été, c'est la fête de l'eau, c'est l'azur qui triomphe. Ce sont les scènes habituelles d'humains qui se jettent à l'eau. Comme dans une offrande. On donne son corps aux éléments. On revient à cet état initial de communion avec les choses. Sable, mer, soleil, vent, faune humaine, pierre et oubli de soi. Assilah, c'est son port avec les barques qui le peuplent comme autant d'habitants immémoriaux. Les pêcheurs font la noce sur les barques, une lanterne allumée en guise de lumière et le ciel pour toit. On fume du sebsi, on mange du poisson du jour, on sirote des fonds de théière et on pense aux femmes. Oui, la femmes, l'éternel désir assouvi et demeuré désir. Les hommes en parlent avec cette flamme qui pointe dans l'œil. "connais-tu plus beau qu'une femme ? Moi, j'en fais des déesses et je prie pour elles, devant elles. Oui, chaque nuit, j'ai une déesse pour aimer la vie et je ne suis pas prêt de laisser tomber ce rite. Ici, sur l'eau, sous le ciel, " chkaf " aux lèvres, il ne manque que les déesses, mon ami… " Les hommes rigolent. Ils sont heureux. Demain, à l'aube, il faut prendre les vagues. Demain, il faut tenter le diable, flirter avec le danger, peut-être gagner une étape devant la gueuse. " On tient le coup, parce qu'on n'est pas cons. Voilà, toute l'histoire. On vit l'instant. On en prend l'essentiel et même ce qui est futile. On aime chaque moment comme si la mort allait frapper séance tenante. On ne se préoccupe de rien. Nous sommes des vivants. On ne se fait pas de noeuds dans le crâne. On boit, on fume et à l'occasion on mange. Puis on pense aux femmes. Et c'est cela, et rien d'autre, la vraie vie ". Oui, la vraie vie, pas ses ersatz, pas ses faux-semblants. Les hommes ne se plaignent pas. Ils sont des rêves secrets et ils ne les diront pas. Ils ont la soif d'aller monter cette ultime vague loin de tous. Mais ils attendant. Ils pensent à cette île imaginaire que les pêcheurs ont, chacun, à sa mesure, façonnée dans sa tête, mais ils ajournent la rencontre. Ils sont là, sous le ciel, sur la mer. Ils sont sur les barques. Ils y seront demain. Après la nuit, après le jour… Assilah livre d'elle-même une image inaltérable de beauté et de douceur. L'été, c'est la frénésie qui prend place. L'hiver, c'est la houle qui décide du reste. Les figures humaines qui sillonnent le dallage endulant de la citadelle sont frappés du seau de la sérénité. Ni bonheur béat, ni tristesse calme. Juste une sérénité normale sans accrocs, sans bavures, sans fioritures. Ici, les humains vacillent entre une parcimonie du geste et du verbe et un flux ininterrompu teinté de folie. L'eau semble avoir imprimé aux humeurs son éternel mouvement giratoire. Il n'y a pas beaucoup de place aux à-côtés de la vie. Il y a la vie dans sa simplicité cruciale. Assilah, c'est un cycle humain. On vit et on attend. On attend indéfiniment. Une espèce de tragédie du retour qui se joue pour chacun entre nostalgie et avenir. On attend. Et on oublie. Et quand on a le cœur gros, on va vers l'eau. Il ya la parenthèse enchantée du festival, à chaque été. On fait le plein de détente, de joie, d'inhabituel. Et on rentre à la maison. Dans l'intimité de soi, des siens. Assilah, c'est aussi cette retenue pour ne révéler de soi que ce que l'on veut bien laisser transparaître. Des secrets. Des histoires. Des non-dits. Des aveux ajournées. Des amours lointaines. Assilah, c'est toujours pour demain en vivant à cet instant. Combinaison algorithmique toute particulière pour ne jamais oublier qu'il n'y a que le temps qui passe et nous, vous et moi, ce que l'on dit les hommes, qui vont. Sans but. Aller leur suffit.