Fatna Bent Lhoucine Figure emblématique d'Al-Aïta et, au-delà, de la culture populaire, Fatna Bent Lhoucine qui s'est éteinte au début du mois, nous lègue un riche patrimoine dont il faut sauvegarder la trace sinon la mémoire. 'ai rencontré Fatna Bent Lhoucine à l'occasion du décès de Mohamed Bouhmid, pionnier au Maroc de la recherche sur al Aïta. Je co-réalisais alors un documentaire en hommage à sa mémoire, “Bouhmid et la folie d'Al Aïta”. Derrière la pop star, j'ai découvert une dame d'une grande dignité. En nous recevant chez elle à Tlat Sidi Bennour, moi et l'équipe de la RTM, elle nous servit du thé à la menthe, des gâteaux et nous narra des bribes de sa tumultueuse vie tout en rendant un vibrant hommage au défunt, l'ami avant le chercheur. Ses interventions dans le documentaire, une fois monté, furent pertinentes par leur concision et sincérité. Elle y participait en compagnie d'une pléiade d'universitaires et de spécialistes dont Alessandra Tucci, une éthno-musicologue italienne qui commença à s'intéresser à la Aïta après avoir écouté un CD de Fatna Bent Lhoucine, édité par l'Institut du Monde Arabe à Paris. Alessandra rédige actuellement une pointue thèse sur le sujet…C'est l'image que je garde de cette dame née dans le berceau des "Ayut" et théâtre de la tragédie épique de Kharboucha, cheikha et poétesse de la tribu des Oulad Zid ayant défié le pouvoir autoritaire du caïd Issa Ben Omar el Abdi et de ses sbires. Elle, l'orpheline, c'est la cruauté d'une sœur sans cœur qu'elle subit. Adolescente, n'aimant que le chant et la danse, elle fugue. Ainsi débuta l'épopée de celle qu'on considère la dernière représentante du blues des plaines atlantiques. Une disciple des voix archéologiques des Rouida, El Arjounia, Bent Loukid et la judéo-marocaine Reno. Voix gravées dans les lourds 78 tours des Baidaphone, Polyphone et autres Pathé Marconi dans les années trente et quarante. Des morceaux de cheikha Reno ont été exhumés récemment et gravés sur CD. Ils sont sortis aux Etats-Unis, loin de leur terre inspiratrice et nourricière, loin du Maroc ! Safi, Tlat Sidi Bennour, Azemmour, Louis Gentil Youssoufia, Casablanca…Une vie d'incessantes fuites et de providentielles rencontres. Cheikha El Ghalia, El Qasmiates, Oulad Sbita, Salah Smaili, Si Jalloul…Ce fut le temps "de la beauté, de la jeunesse et du métier". Deux rencontres furent décisives dans la carrière de Fatna Bent Lhoucine : celle de Khaddouj El Abdia dont quelques jaunis 45 tours sauvegardent la longue et noire chevelure, ainsi que son fameux grain de beauté. C'est elle qui l'initia aux subtilités de l'Art Aiti. La deuxiéme, c'est celle des fréres oulad Ben Aguida qui ne la quittèrent qu'une vingtaine d'années plus tard. La rencontre a eu lieu à la terrasse, haut lieu de la nuit casablancaise des années soixante dix. "Si tu veux taper la tasse, attend qu'on arrive à la Terrasse", entonne l'une de ses chansons. Elle s'y produisait en compagnie d'autres troupes à l'instar du mythique duo Amazigh Bennasser Oukhouya et Hadda Ouakki, auteurs du tube "Manich manna", repris aujourd'hui par d'autres sur les chaînes satellitaires sans prendre la précaution de citer ses géniteurs ! Fatna chante à Casa, fête et célèbre la ville de Sidi Belyout. "Casa est notre pays, j'implore le propriétaire du palmier" est le refrain de "Aar aalik a moul nakhla". Avec Oulad Ben Aguida, la deuxième troupe de chikhates à se produire sur les planches du défunt théâtre municipal après Bouchaïb El Bidaoui, "cheikh al achiakh", celle sillonne les villes du pays et celles de l'étranger. Au cours d'une longue tournée en Europe, elle se lie d'amitié avec l'un des grands derniers représentants de l'Amarg du Souss, Demsiri. Ce dernier lui prêtait ses Raissates après la défection d'une partie de sa troupe arabophones, berbérophones, même java ! Les années quatre-vingt furent celles de la télé. Les archives de la RTM conservent de mémorables soirées des samedis soir avec, outre Fatna, cheikha Hamounia, El Khouda et l'infatigable Hajja Hamdaouia… Après son pèlerinage et sa "retraite", la chaîne nationale lui a rendu deux hommages avec les émissions "naghma watay" et "baina jilain". Je n'oublierai pas de citer le documentaire qu'Iza Genini a consacré aux chikhates dans sa série "Le Maroc : Corps et âmes". Fatna Bent Lhoucine en fut la vedette. On le revoit de temps à autre, au fil du zapping, sur TV5 et autres chaînes thématiques. Bent Lhoucine n'a pas eu d'enfants . Elle a sacrifié sa vie pour le plaisir des autres. Elle n'a laissé que des inoubliables refrains. Fredenons- les en guise de prière…