"Les fruits du corps" de Abdellatif Laâbi Abdellatif Laâbi, auteur d'une oeuvre poétique consistante, qui approche la cinquantaine d'âge, nous propose "Les fruits du corps", publié chez MARSAM. Ce recueil est traduit en arabe par l'auteur lui-même, qui a longtemps laissé le soin de traduire à d'autres, pour des raisons "techniques", mais tout en ayant l'oeil sur la qualité de la transposition d'une langue à une autre, sans que le propos initial n'en soit trahi. "J'ai toujours écrit en français, car c'est la langue que je maîtrise le plus et même si je connaissais l'arabe, je me considérais incapable de m'y investir totalement", dit l'auteur d'une récente anthologie de la poésie marocaine, qui a pris soin de traduire les Abdellah Zrika et autres Lamsayeh et qui se sert lui-même, en traduisant "Les fruits du corps". Les lecteurs ont apprécié et l'une des auditrices du poète est allée jusqu'à déclarer, lors d'une soirée à la Galerie Marsam à Casablanca: "vous nous faites aimer la langue arabe" par vos traductions. Et ce n'est pas exagéré, car Abdellatif Laâbi, à travers de courts poèmes, qui rappellent le Haiku, s'amuse, slalome, trouve le mot juste et l'équivalent, surtout quand il frôle le sacré, le non-dit ou l'interdit , dont le corps et la sexualité. 97 poèmes traversent les pages de ce recueil où l'auteur reste fidèle à ses principes qui consistent à combattre "la bêtise" qui va jusqu'à la violence extrême et qui s'attache à la liberté. "Les lèvres en fleurs abeilles gourmandes gonflées de suc De la fleur ou de l'abeille qui butine l'autre ?" N'est-ce pas là un "essai" de retour aux sources du jeu surréaliste, par un poète qui connaît sa leçon et qui passe, aussi, pour un grand théoricien de la poésie ! "Fausse humilité des seins Assez jeunes pour avoir de l'ambition". Tout y est, en deux mots et en rien, on frappe à la porte de l'imaginaire, porte ouverte que seuls les imbéciles auraient tendance à vouloir enfoncer. Abdellatif Laâbi "vogue la galère", il s'infiltre dans le subconscient collectif, pour en extraire la sève critique, sans allégeance à aucune norme, qu'elle soit rationnelle, donc datée ou théologique, voire même "psychologisante". "Je te couvre et de toi m'enveloppe Lumière ou pas je t'éclaire et tu m'éclaires". "Quand je prends l'initiative je ne fais que t'obéir Alors dicte-moi Tu sais que je suis un bon scribe". "Me lasser moi Rechigner à la divine besogne ? Je suis un forçat qui en redemande". "Je ne suis jamais incliné devant quelque puissant que ce soit Devant toi si ô ma souveraine". Tous les poètes chantent la "bien aimée", récipient métaphorique où chacun met du sien, mais Abdellatif Laâbi va plus loin, sur les traces d'Abu Nuwass, Al Maâri, Nizar Kabbani, étiqueté comme "le poète de la femme" par les lecteurs réducteurs et bien sûr, les poètes et penseurs de l'universel, les "scribes" assoiffés de modernité, d'hier à demain. "Sans ablutions je fais ma prière tout nu Et m'est avis que le ciel apprécie". "Je dis à la raison va te rhabiller Tu n'es pas invitée à la fête Et il n'y a rien à juger". "Celui qui n'a jamais goûté à l'interdit qu'il me jette la première pomme". "Misérables hypocrites qui montez au lit du pied droit et invoquez le nom de Dieu avant de copuler De la porte donnant sur le plaisir vous ne connaîtrez que le trou aveugle de la serrure". "Quand les théologiens enturbannés ou non se mêlent de sexe cela me coupe l'appétit". "L'orthographe du sourire Plus elle est incorrecte plus le sourire est éloquent". "Sur tes mains le temps s'est acharné Mais il n'a rien pu contre leur douceur". Voilà quelques fragments d'une lecture éclatée et, aussi, d'une écoute, d'un poète désormais bilingue et qui, tout en se référant à la langue arabe classique, n'en demeure pas moins interrogateur à propos de l'avenir linguistique du Maroc. "Je défie quiconque de nous dire dans quelle langue le Maroc des deux ou trois générations à venir va s'exprimer, la langue arabe classique est la langue officielle, le français se porte bien, grâce à la francophonie, il y a le Tamazighte et la Darija qui sont ignorés, bien qu'ils soient la langue de la grande masse, tout autant que l'Espagnol, qui fait partie de notre patrimoine mais qui est ignoré". Quelle langue pour demain, s'interroge le poète, qui vient d'éditer un portfolio, avec le peintre Philippe Amrouche, toujours chez Marsam. Abdellatif Laâbi, qui avait fait la même expérience, avec feu Mohamed Kacimi, revient à la source mallarméenne, de "l'horreur devant la page blanche". Mohamed Chebaâ, compagnon de route et ancien collaborateur de "Souffles" et "Anfas", théoricien et historien des arts plastiques apprécie l'initiative et s'en remet au "Degré zéro de l'écriture", sur les traces de Roland Barthes, pour passer de l'écriture "politique, romanesque ou poétique, situant les différents domaines de la parole, de la langue, du style et du problème général des conditions d'un langage" à l'expression plastique qui avait mené Mohamed Kacimi, autodidacte, à la poésie. Ce rendez-vous artistes-poètes a atteint son summum avec Mallarmé et aussi, Laâbi-Amrouche, Laâbi-Kacimi, sans oublier Mustapha Naissabouri qui a sévi avec Belkahia et qui est, aussi, un grand poète.