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De la poésie à la peinture ou le pré-texte mis à nu
Publié dans La Gazette du Maroc le 02 - 05 - 2005


"Les fruits du corps" de Abdellatif Laâbi
Abdellatif Laâbi, auteur d'une oeuvre poétique consistante, qui approche la cinquantaine d'âge, nous propose "Les fruits du corps", publié chez MARSAM. Ce recueil est traduit en arabe par l'auteur lui-même, qui a longtemps laissé le soin de traduire à d'autres, pour des raisons "techniques", mais tout en ayant l'oeil sur la qualité de la transposition d'une langue à une autre, sans que le propos initial n'en soit trahi.
"J'ai toujours écrit en français, car c'est la langue que je maîtrise le plus et même si je connaissais l'arabe, je me considérais incapable de m'y investir totalement", dit l'auteur d'une récente anthologie de la poésie marocaine, qui a pris soin de traduire les Abdellah Zrika et autres Lamsayeh et qui se sert lui-même, en traduisant "Les fruits du corps".
Les lecteurs ont apprécié et l'une des auditrices du poète est allée jusqu'à déclarer, lors d'une soirée à la Galerie Marsam à Casablanca: "vous nous faites aimer la langue arabe" par vos traductions. Et ce n'est pas exagéré, car Abdellatif Laâbi, à travers de courts poèmes, qui rappellent le Haiku, s'amuse, slalome, trouve le mot juste et l'équivalent, surtout quand il frôle le sacré, le non-dit ou l'interdit , dont le corps et la sexualité. 97 poèmes traversent les pages de ce recueil où l'auteur reste fidèle à ses principes qui consistent à combattre "la bêtise" qui va jusqu'à la violence extrême et qui s'attache à la liberté.
"Les lèvres en fleurs
abeilles gourmandes
gonflées de suc
De la fleur
ou de l'abeille
qui butine l'autre ?"
N'est-ce pas là un "essai" de retour aux sources du jeu surréaliste, par un poète qui connaît sa leçon et qui passe, aussi, pour un grand théoricien de la poésie !
"Fausse humilité
des seins
Assez jeunes
pour avoir de l'ambition".
Tout y est, en deux mots et en rien, on frappe à la porte de l'imaginaire, porte ouverte que seuls les imbéciles auraient tendance à vouloir enfoncer. Abdellatif Laâbi "vogue la galère", il s'infiltre dans le subconscient collectif, pour en extraire la sève critique, sans allégeance à aucune norme, qu'elle soit rationnelle, donc datée ou théologique, voire même "psychologisante".
"Je te couvre
et de toi m'enveloppe
Lumière ou pas
je t'éclaire
et tu m'éclaires".
"Quand je prends
l'initiative
je ne fais que t'obéir
Alors dicte-moi
Tu sais que je suis
un bon scribe".
"Me lasser
moi
Rechigner à la divine besogne ?
Je suis un forçat
qui en redemande".
"Je ne suis jamais incliné
devant quelque puissant que ce soit
Devant toi
si
ô ma souveraine".
Tous les poètes chantent la "bien aimée", récipient métaphorique où chacun met du sien, mais Abdellatif Laâbi va plus loin, sur les traces d'Abu Nuwass, Al Maâri, Nizar Kabbani, étiqueté comme "le poète de la femme" par les lecteurs réducteurs et bien sûr, les poètes et penseurs de l'universel, les "scribes" assoiffés de modernité, d'hier à demain.
"Sans ablutions
je fais ma prière
tout nu
Et m'est avis
que le ciel apprécie".
"Je dis à la raison
va te rhabiller
Tu n'es pas invitée à la fête
Et il n'y a rien à juger".
"Celui qui n'a jamais
goûté à l'interdit
qu'il me jette
la première pomme".
"Misérables hypocrites
qui montez au lit
du pied droit
et invoquez le nom de Dieu
avant de copuler
De la porte
donnant sur le plaisir
vous ne connaîtrez
que le trou aveugle
de la serrure".
"Quand les théologiens
enturbannés ou non
se mêlent de sexe
cela
me coupe l'appétit".
"L'orthographe du sourire
Plus elle est incorrecte
plus le sourire est éloquent".
"Sur tes mains
le temps s'est acharné
Mais il n'a rien pu
contre leur douceur".
Voilà quelques fragments d'une lecture éclatée et, aussi, d'une écoute, d'un poète désormais bilingue et qui, tout en se référant à la langue arabe classique, n'en demeure pas moins interrogateur à propos de l'avenir linguistique du Maroc.
"Je défie quiconque de nous dire dans quelle langue le Maroc des deux ou trois générations à venir va s'exprimer, la langue arabe classique est la langue officielle, le français se porte bien, grâce à la francophonie, il y a le Tamazighte et la Darija qui sont ignorés, bien qu'ils soient la langue de la grande masse, tout autant que l'Espagnol, qui fait partie de notre patrimoine mais qui est ignoré".
Quelle langue pour demain, s'interroge le poète, qui vient d'éditer un portfolio, avec le peintre Philippe Amrouche, toujours chez Marsam.
Abdellatif Laâbi, qui avait fait la même expérience, avec feu Mohamed Kacimi, revient à la source mallarméenne, de "l'horreur devant la page blanche".
Mohamed Chebaâ, compagnon de route et ancien collaborateur de "Souffles" et "Anfas", théoricien et historien des arts plastiques apprécie l'initiative et s'en remet au "Degré zéro de l'écriture", sur les traces de Roland Barthes, pour passer de l'écriture "politique, romanesque ou poétique, situant les différents domaines de la parole, de la langue, du style et du problème général des conditions d'un langage" à l'expression plastique qui avait mené Mohamed Kacimi, autodidacte, à la poésie.
Ce rendez-vous artistes-poètes a atteint son summum avec Mallarmé et aussi, Laâbi-Amrouche, Laâbi-Kacimi, sans oublier Mustapha Naissabouri qui a sévi avec Belkahia et qui est, aussi, un grand poète.


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