Le grand voyage et Ten-ja Quand Dostoïevski écrit dans les Frères Karamazov, par la voix d'Ivan, que Dieu est mort et que désormais tout était permis, il ne savait pas que quelques années plus tard, la mort de Dieu (celle de l'idéal) allait être au cœur de la transmutation de toutes les valeurs de Nietzsche. Une mort qui est en elle-même une nouvelle naissance à soi-même grâce au dépassement de cette lisière entre nous et ce qui est le coeur de nos idéaux. La mort philosophique de Dieu est une promesse à toutes les renaissances. Il en est de même des deux films marocains présentés à Marrakech, “Le grand voyage” d'Ismaël Ferroukhi et “Ten-ja” de Hassan Legzouli. Dans les deux, le père meurt, au début ou à la fin du film. Et cette fin n'en est pas une puisqu'elle n'est que prétexte à l'ouverture d'un nouveau champ de lecture du rapport à la vie, aux parents, à l'héritage, à l'identité. Elle est aussi un champ d'expérimentation sur lequel vont se tisser les noeuds qui sous-tendent l'affirmation de l'individualité dans la pesanteur des sédiments de tout parcours humain. “Le grand voyage” laisse la mort pour la fin. Il ouvre un trajet pour un père et son fils, sans paroles ou presque, avec pour seul échange véritable un songe de noyade dans le désert. Arrivé à la Mecque pour son pèlerinage, le père passe de l'autre côté du miroir et devient subitement une réflexion qui libère du même coup le fils. L'amour explose dans le cri de la mort. Comme si la fin de l'un justifiait le commencement de l'autre. Le sens réel de la filiation se précise sous les traits du pardon. Dans le film, on ne saura jamais quelles étaient les douleurs du fils mais celles du père devaient remplir leur fonction de justificatif du refus. Pas plus qu'on ne comprend pourquoi le silence et le vide ont pris le dessus non pas sur le dialogue mais un échange subtil sur le ressentiment et la négation. Ten-ja de Hassan Legzouli donne la mort comme une entame du voyage vers l'origine. Aderj, le patelin perdu dans la montagne, est la terre des règlements de comptes avec son être le plus intime. Là aussi l'approche de la mort n'est pas une fin ni un arrêt brutal de quelque chose. Mais l'amorce d'une lecture du passé conflictuel non pas du père et du fils, mais du père vis-à-vis de ce que sont ses origines. Là où le film de Legzouli aurait peut-être dû approfondir le traitement, c'est dans l'écart qu'il y a entre ce fils étranger et sa terre d'origine qui revient enterrer son père dans l'ignorance totale de ce monde qu'il n'aura vécu qu'à travers une chanson. La musique comme lit de relecture de la mort, l'une des idées-clefs de Ten-ja. L'arrivée de la glaise pour traduire ainsi le titre du film se fait avec la promesse du non-oubli comme dans la chanson où l'amoureux lance sa complainte faite de peur d'un lendemain où la mémoire n'aura gardé que des bribes de ce qui a été l'essentiel d'une vie. A tort ou à raison les deux films ouvrent ce débat sur le mythe du père et ses corrélations avec l'identité non d'une communauté mais de l'individu comme empreinte indélébile sur le sillon du temps. Comme si la tombe qui s'ouvre n'est que la voie de passage vers une autre vie qui continue.